[Automne 2017]
Perpetual Revolution:
The Image and Social Change
International Center of Photography, New York
Du 27 janvier au 7 mai 2017
Par Daniel Fiset
Le déménagement de l’International Center of Photography (ICP) du Midtown endormi et corporatif vers la branchée Bowery à l’été 2016 confirme une entreprise de dépoussiérage amorcée par son équipe depuis quelques années. Ajoutant à son habituelle série d’expositions des grands maîtres de la photographie des projets plus actuels, mélangeant les genres et les dispositifs, le centre montre sa volonté claire de réfléchir l’impact des représentations photographiques sur l’ici et le maintenant. Après Public, Private, Secret, exposition remarquée sur les liens entre intimité et extimité organisée par la commissaire Charlotte Cotton, l’ICP tourne son attention vers de grandes questions politiques. Perpetual Revolution: The Image and Social Change, présentée du 27 janvier au 7 mai 2017, participe donc pleinement au renouveau thématique du centre.
L’exposition est chapeautée par une équipe de quatre commissaires maison, auxquels s’ajoutent deux commissaires adjoints invités et une équipe de consultants. Chacun des six est responsable d’une des sections de l’exposition, qui se déploie sur les deux étages du bâtiment. En guise d’introduction, Carol Squiers dresse des parallèles entre une révolution qui serait technologique, celle des dispositifs de production et de consultation photographique enclenchée depuis la fin du XXe siècle, et une révolution sociale et politique, encouragée simultanément par les nouvelles possibilités d’individuation informée par l’usage des technologies et la mise en réseau de ces identités informées. La photographie est donc amenée comme un objet privilégié des mouvances politiques contemporaines ; elle est non pas seulement comme un témoin, mais une partie intégrante de la joute politique. Elle est, en quelque sorte, l’endroit où tous et toutes peuvent se saisir d’un pouvoir.
Au premier étage, le visiteur amorce sa visite avec Climate Changes, une section qui présente photographies documentaires, documentations scientifiques, initiatives citoyennes et réponses artistiques aux conséquences des changements climatiques sur le territoire mondial. Y domine une vidéo de James Balog, représentant le lent vêlage d’un iceberg. La vidéo a été vue plus de 40 millions de fois sur YouTube : la grandeur de la projection dans l’espace témoigne alors de l’importance de la cause, mais aussi du poids de la viralité dans les nouvelles architectures numériques.
Deux œuvres s’imposent dans The Flood: Refugees and Representation. D’abord, une grande épreuve teintée au sélénium de Richard Mosse d’un camp à Idolmeni, en Macédoine, tiré de son projet Heat Maps. Après le très remarqué The Enclave, qui a été présenté à Montréal il y a quelques années, Heat Maps documente par la thermophotographie, généralement utilisée par les gouvernements pour surveiller les frontières, des sites de transit, de détention ou d’accueil des réfugiés. Une œuvre d’Hakan Topal, commandée spécialement pour l’exposition, est un autre point fort. Sur une grande table, couverte de monticules de poudre calcaire rappelant pour l’artiste la frontière de la Turquie et de la Syrie, Topal fait se balayer des captures d’images de recherches Google. On va des cartes géopolitiques aux images de photojournalisme, en passant par des photographies de vedettes ou des images devenues tristement célèbres, comme celle d’Alan Kurdi, enfant syrien noyé sur une plage de Turquie.
Au sous-sol, l’exposition se poursuit avec The Fluidity of Gender. La transition entre la documentation d’une activité et la construction d’un soi par la photographie s’était déjà amorcée dans la section précédente, qui laisse une place importante aux images prises par les migrants dans les campements et les villes qui les accueillent. Dans la troisième section, on est en plein dans la formation et la célébration d’identités de genre distinctes, autodéterminées. Diverses stratégies y sont employées : assemblages d’images historiques et contemporaines, comme dans l’émouvant collage de Darnell Davis et Zachary Wager School et la collection @h_e_r_s_t_o_r_y de Kelly Rakowski, ou encore reperformance de textes devenus canoniques, comme l’I Want A Dyke For President lu avec force par Mykki Blanco.
Dans la quatrième section, Black Lives (Have Always Mattered), se déploie un cercle de trente écrans, formant HOWDOYOUSAYYAMINAFRICAN, une installation de thewayblackmachine. Les trente moniteurs montrent des images ayant circulé sur Twitter avec le mot-clic #Ferguson, rappelant l’importance de ce réseau social pour la diffusion de la violence perpétrée par les États policiers. À cette installation se juxtapose une série d’images bien choisies, de la collection de l’ICP, qui mettent en contexte les évènements récents de brutalité politique.
L’avant-dernière section, Propaganda and the Islamic State, rassemble des vidéos de propagande utilisées pour le recrutement des nouveaux membres de l’EI. L’on y voit la spectacularisation de l’information typique des médias américains, redéployée dans ces vidéos. À la fin de l’exposition, dans une petite salle de visionnement, on présente The Right-Wing Fringe and the 2016 Election, une saccade de memes, de tweets et d’autres images trouvées sur le Web. Deux écrans, placés sur le même mur mais séparés par un grand rectangle, lisent ces images ; le dispositif est une métaphore de la division partisane de la politique américaine, alors qu’on constate la violence réelle et symbolique de cette élection.
Au travers de l’exposition, les œuvres d’artistes sont intégrées à même les autres images de l’exposition, sans grande distinction. De ce choix, deux constats peuvent être émis. D’abord, remarquons une certaine porosité des usages entre l’image artistique et les autres images de photographes amateurs ou professionnels, porosité qu’on suppose partiellement conditionnée par la mise en visibilité des photographies sur les réseaux sociaux. Tous et toutes sont mobilisés par cette exposition pour témoigner, en employant les stratégies et tactiques de leurs champs d’expertise relatifs, mais pour le faire collectivement. La photographie, si elle sert à déterminer l’individualité de son opérateur, sert aussi à (le) faire ensemble.
Ensuite, l’expérience de l’exposition en dit beaucoup sur nos habitudes de consommation du contenu photographique. Plusieurs des projets sélectionnés par les commissaires avaient une vie bien avant le musée, sur nos téléphones et tablettes. La mise en exposition des tablettes, présentées comme des moniteurs sur les écrans, amenuise-t-elle le pouvoir rhétorique des images en créant un effet de distanciation, contrairement à la consultation sur un dispositif qui nous est familier, voire intime ? Pourrait-on avancer que l’efficacité politique de ces images est déterminée par le fait qu’elles peuvent apparaître sur nos outils de travail et de divertissement, pour nous rappeler autre chose que notre réseau restreint d’information ? Dans ce cas, il faut se fier sur ce que l’algorithme formé de nos habitudes de consultation nous laisse voir. La présentation au musée arrive comme un troisième espace, plus lent. Cet espace se place entre la circulation dans les médias traditionnels, qui peinent à fournir devant la rapidité de l’information et la représentation d’une multiplicité de points de vue, et la circulation sur nos téléphones intelligents, où cette même rapidité amenuise parfois l’efficacité de la transmission.
Daniel Fiset est historien de l’art, éducateur et commissaire. Actuellement doctorant en histoire de l’art à l’Université de Montréal, il mène des recherches sur les liens entre la photographie d’art actuel et les pratiques amateures en régime numérique, ainsi que sur la photographie comme pratique technologique.