[Printemps-été 2018]
Par Geneviève Chevalier
L’oeuvre Longuay de Daniel Canty, présentée dans la salle Norman McLaren de la Cinémathèque québécoise, traverse l’histoire de l’image, de la peinture et de la représentation. Composée d’une projection vidéographique dédoublée, l’installation résulte d’un travail de captation mené il y a quelques années à partir d’une tablette numérique. Alors en résidence à la Maison Laurentine, un centre d’art de Haute-Marne situé à Aubepierre-sur-Aube, en France, Canty se rend tous les jours à l’abbaye de Longuay pour y filmer les variations atmosphériques qui se reflètent sur la vitre des fenêtres qu’ont envahies mousses et autres espèces animales, minérales et végétales. À travers une succession de tableaux ainsi découpés, au son d’une musique sérielle composée et interprétée par Léon Lo et intégrée à un paysage sonore orchestré par Patrice LeBlanc, Longuay fait glisser son spectateur sur une pente contemplative.
Semblant évoquer les quelques grands formats des impressionnistes, Longuay, qui toutefois privilégie la verticalité plutôt que la traditionnelle horizontalité, puise à même ce moment charnière de la rencontre entre peinture et photographie, où le plan pictural s’est peu à peu imposé jusqu’à devenir le référent principal, au fil des promenades de Monet à Giverny. L’œuvre fait penser à l’histoire du paysage façonné des peintres, par ses motifs végétaux à la manière de Corot ou de Lorrain qui s’enchaînent au gré de la succession des plans assemblés au montage par David Clermont-Béïque. Ces formes qui apparaissent et se dissolvent composent les unes à la suite des autres de nouveaux paysages, ramenés à la surface même du verre où marbrures et chatoiements créent des compositions presque abstraites. La fenêtre tient ici le rôle de miroir noir, un de ces miroirs de poche permettant de cadrer des lieux et de les contempler de dos, dont les artistes et les voyageurs se munissaient au XVIIIe siècle. Des ciels changeants s’y reflètent, selon une perspective inventée par Canty. Au fur et à mesure que les images s’entremêlent sur l’écran, la compréhension du lieu filmé s’affirme : des arbres se devinent, des bâtiments prennent forme, des insectes et des plantes effleurent le verre où le reflet de l’artiste est capté par l’objectif de la tablette – un profil que l’on entrevoit à quelques reprises et qui semble appartenir à un autre temps.
Ces paysages réfléchis par la vitre des fenêtres de l’abbaye de Longuay se constituent pour mieux se métamorphoser, alors que le faisceau lumineux du projecteur vidéo est dévié par un dispositif artisanal conçu par Canty et composé d’une pellicule d’acrylique transparente suspendue en hauteur, devant la lentille du projecteur. Il en émane un spectre lumineux qui oscille presque imperceptiblement au rythme des ondes de chaleur dégagées par l’appareil, sur le mur de la salle transformée pour l’occasion en boîte noire. Ce double possède une étrangeté qui n’est pas sans rappeler les fantômes des premiers clichés photographiques, dérivés des longues expositions d’alors, ou encore les spécimens éclairés en transparence par les microscopes – l’image s’en trouve comme disséquée et exposée par le dispositif de visibilité. Cette contrepartie de la projection paysagère, délestée de l’ensemble des motifs reconnaissables, met au jour la nature éphémère et changeante de l’image optique faite de lumière.
L’installation s’appuie sur des éléments scénographiques et littéraires, qui sont bien le propre de l’univers de l’artiste : à l’entrée de la salle, un drapeau moiré annonçant le début du parcours affiche le titre de l’œuvre. En s’avançant le long du couloir obscur formé de lourds rideaux, le spectateur est guidé par le rayon verdâtre d’un projecteur qui luit tout au fond. Dans l’opuscule qui accompagne l’exposition, Pierre Bongiovanni, directeur artistique de la Maison Laurentine, jette les bases d’un récit animé par les ruines d’un passé révolu et la flânerie de ceux qui s’aventurent dans les hautes herbes entourant le château et les bâtiments qui subsistent encore à Longuay. L’œuvre, présentée par hasard en même temps que la MOMENTA, Biennale de l’image, offre un élément de réponse qui nous semble nécessaire dès l’instant où on la voit. À la question soulevée par le titre de la biennale, « De quoi l’image est-elle le nom ? », Longuay dévoile un élément de réponse et interroge tout à la fois. Et dans le voyage intérieur qu’elle nous propose, à travers le regard de l’artiste et celui des bâtiments millénaires, l’essence et le parcours historique de l’image sont convoqués.
Geneviève Chevalier est artiste, chercheuse et commissaire indépendante. Elle détient un doctorat en études et pratiques des arts de l’UQAM sur le commissariat d’exposition en art contemporain. Elle codirige un numéro thématique à paraître en 2018 de la revue Muséologies, les cahiers d’études supérieures. Elle a publié des articles et recensions dans Ciel variable, Espace art actuel, ESSE arts + opinions, Marges revue d’art contemporain et RACAR. Elle est chargée de cours à l’École des arts visuels et médiatiques de l’UQAM ainsi qu’à l’Université de Sherbrooke.
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 109 – REVISITER ]
[ Article individuel, en numérique, disponible ici : Daniel Canty, Longuay – Geneviève Chevalier ]