Territoires II — Christian Roy

[Hiver 2020]

Galerie La Castiglione, Montréal
Du 28 août au 28 septembre 2019

Par Christian Roy

En septembre 2018, Marie-Josée Rousseau organisait à sa galerie La Castiglione de l’édifice Belgo l’exposition Territoires I, qui se voulait la première d’une série annuelle vouée à l’exploration photographique et topographique du territoire canadien dans la ligne de l’altered landscape – du paysage dénaturé par la civilisation moderne, parcours alors centré sur des artistes du Québec1. Un an plus tard, la sélection de sept photographes pour cette deuxième édition en comprenait aussi deux de Colombie-Britannique ; mais surtout, elle s’inscrivait dans le programme satellite de MOMENTA | biennale de l’image 2019, sur le thème « La vie des choses », dans l’axe thématique plus spécifique du concept de « nature morte » étendu à la mort de la nature.

Mais c’est tout aussi bien de la mort de la culture au sein malmené de la nature qu’il s’agissait dans la plupart des corpus dont des échantillons furent sélectionnés pour cette exposition. Les résonances formelles qui se dessinent entre certains de leurs éléments pourront servir de fil conducteur à une méditation sur le médium photographique en tant qu’il s’ancre dans les enjeux thématiques mis de l’avant.

Dans son corpus Dundee (2017–), Hua Jin documente la présence écossaise séculaire dans le canton éponyme de la Montérégie et suit sa trace jusqu’au vieux pays, à l’aide d’objets trouvés – dont des photos de famille –, en plus des photos qu’elle en prend, au même titre que de sites qui la frappent2. Quatre vues de ce dernier genre figurent au fond de la galerie. L’une d’elles montre d’en haut une modeste stèle ne portant pour toute inscription qu’« OUR MOTHER » parmi les herbes folles à l’ombre d’un arbre, moirée d’un furtif éclat solaire filtré par sa ramure. Ce lien humain à la fois anonyme et si personnel, perdu dans la nature, prend du coup une émouvante valeur universelle, transposition de celle de quelque portrait de famille non identifié, comme si Magritte était passé par là pour remplacer l’image par le mot au milieu d’une composition frontale digne d’une toile. Surtout, l’exposition à la lumière au milieu de son obturation restitue les conditions de la capture photographique d’un moment aussi fugace qu’une vie. De même, un rideau crocheté pour représenter une maison rurale en projette l’ombre en négatif à l’intérieur du blanc vestibule de son modèle, transformé en sténopé spontané d’un paysage auto-réfléchi. À côté, un drap fleuri pendu parmi la verdure semble inscrire dans la nature la surface photosensible qui nous la rend.

En regard, les draps tendus d’un camp d’itinérants et la toile de fond d’un studio photographique en plein air sous les projecteurs sont aussi des motifs qui ressortent parmi le fouillis quelque peu hermétique de territories in location/dis­location(s) de Jayce Salloum, juxtaposant des photos censées commenter l’arrière-plan colonialiste et sur la présence urbaine des autochtones à Vancouver.

Si l’on se prête au jeu des associations d’images, certains rapports iconiques s’établissent pourtant avec la force d’une décharge électrique, comme entre un groupe posant en masques traditionnels sculptés et une voiture tapissée d’avis de recherche de femmes disparues. Juste au-dessus, une vue aérienne de banquise fondante fait signe vers les photos d’icebergs voisines d’Alain Lefort, tirées d’Eidôlon, corpus qui lui-même ne peut manquer de rappeler, outre certaines vues arctiques du peintre romantique Caspar David Friedrich, celui intitulé Brumes de Jocelyne Alloucherie3, également tiré d’une expédition dans le corridor qu’ils empruntent de plus en plus nombreux au large de Terre-Neuve pour aller se fondre dans l’océan – éphémères monuments que ces deux artistes ont su pérenniser en noir et blanc jusque dans l’extrême détail de leur texture quasi charnelle.

On retrouve cette qualité granuleuse amplifiée dans Une archive imparfaite du duo Gagnon-Forest, un corpus voisin aussi par le noir et blanc de monuments guère moins précaires mais littéraux cette fois, car tirés non de la nature mais du patrimoine bâti de Montréal (de la maison de Louis-Hippolyte Lafontaine à l’échangeur Turcot), tels que transposés dans un espace virtuel par l’artifice de la photogrammétrie, technique informatique de visualisation architecturale appliquée ici à partir de centaines de clichés réalisés sur place. Ces édifices menacés par la pression immobilière flottent ici tels des entités fluidiques dans un noir d’outre-tombe, livides ectoplasmes sur le point de se désagréger sous nos yeux.

Dans la galerie secondaire attenante, c’est aussi comme des spectres que se survivent les restes de sanctuaires parmi la nature qui y a repris ses droits en l’espace d’un demi-siècle d’abandon, tels que documentés par Pierre Blache dans sa quête d’Une certaine présence résiduelle de la religion catholique qu’il s’applique à débusquer dans le paysage québécois. Traduisant un traumatisme refoulé puis consciemment exploré par un artiste dont l’enfance en fut marquée, cet héritage tombé dans l’oubli peut pourtant retrouver une certaine envoûtante aura de mystère pour des générations ignorant son sens, d’autant plus qu’il n’est pas reconnaissable d’emblée hors contexte, surgissant plutôt comme les ruines d’une civilisation inconnue découvertes au détour d’une forêt touffue.

Bien qu’un vase antique recueillant des débris dans un intérieur calciné puisse également rappeler le sort de Pompéi, c’est sur la forêt elle-même que se concentre Andreas Rutkauskas dans After the Fire, appliquant le réalisme magico-documentaire de l’école de Vancouver aux effets des fréquents feux dont il a été témoin depuis qu’il a emménagé dans la vallée de l’Okanagan en 2016. La présence minuscule d’êtres humains admirant la vue parmi les troncs dégarnis de montagnes noyées dans les nuages, ou sur le point de se baigner comme si de rien n’était sur les rives dévastées d’un cours d’eau sinueux, paraît adapter l’esthétique du paysage chinois, accentuant l’infini de la nature, au pressentiment écologique de sa plus ou moins résiliente finitude.

Et si Red Landscape peut évoquer la manipulation chromatique de vues forestières par Richard Moss, c’est bien sous cette teinte du feu que se présente réellement la forêt boréale après l’application d’une poudre ignifuge répandue pour l’en protéger. Nature et artifice apparaissent aussi mélangés sous l’effet conjugué de l’anthropocène et du médium photographique que verts et rouges sur les feuilles d’un sous-bois.

1 Denis Farley, Laurence Hervieux-Gosselin, Michel Huneault, Marie-Christiane Mathieu, Anne-Marie-Proulx, Normand Rajotte et Sylvie Readman.
2 Voir Christian Roy, « Mémoire photographique », compte rendu de l’exposition Dundee de Hua Jin au Centre culturel Notre-Dame-de-Grâce, 6400, avenue Monkland, Montréal, 6 septembre-13 octobre 2019, sur le webzine de la revue Vie des Arts.
3 Voir James D. Campbell, « Jocelyne Alloucherie, Ivan Binet, and Matthieu Cardin., Vide et vertige, 1700 La Poste, Montreal, March 24-June 18 2017 », in Ciel Variable, no 107, automne 2017, p. 87-88.


Christian Roy, historien de la culture (Ph. D. McGill), traducteur, critique d’art et de cinéma, est l’auteur de Traditional Festivals: A Multicultural Encyclopedia (ABC­Clio, 2005), ainsi que de nombreux articles scientifiques. Collaborateur régulier des magazines Vice Versa (1983­1997, http://viceversaonline.ca/) et Vie des Arts (2010­), il a aussi publié dans Ciel variable, Esse et ETC.


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