Vertige pandémique — Jacques Doyon

[Été 2020]

Par Jacques Doyon

J’écris ce papier au moment où, à la grande surprise de tous, une lente paralysie d’une partie significative des activités humaines s’étend progressivement à l’échelle du globe (avec quelque deux milliards et demi d’humains tenus au confinement en ce moment). Soudainement, l’impensable s’est produit. Le ronron immuable d’une activité économique animée d’une volonté de croissance continue a pratiquement cessé, enrayé par un virus, vecteur d’une crise sanitaire difficilement contrôlable. Et nous avons assisté à la mise en place d’une action relativement coordonnée, sur des bases rationnelles, à l’échelle mondiale. Une chose qui apparaît encore impossible autour de tout autre enjeu.

Les œuvres de ce dossier abordent des composantes de l’activité humaine particulièrement significatives en cette ère d’intégration mondiale, qu’il s’agisse de l’omniprésence des technologies numériques et des enjeux de leur contrôle à l’échelle de la planète, de la lutte contre la ségrégation raciale et pour la défense des droits humains ou encore de l’usage militaire et civil des technologies nucléaires et de leurs effets sur la santé et sur l’environnement. Ces œuvres déploient de multiples couches narratives (documents, artéfacts, allégories, récits, etc.) pour rendre compte de la complexité de ces enjeux et témoigner de leur impact sur les vies des individus et des communautés.

La dernière création de Benoit Aquin, œuvre d’auto-fiction, entremêle ainsi photos documentaires, images de conflits, extraits de livres et écrits personnels. Sous le pseudonyme d’Anton Bequii, Aquin se livre à une réflexion plutôt pessimiste sur l’état actuel d’un monde où le numérique étend son réseau comme un éther, vecteur de contrôle, d’engourdissement des consciences et d’aliénation technologique. Aquin en retrace les manifestations concrètes (antennes, relais et téléphones portables) dans plusieurs régions du globe où subsistent de fortes inégalités sociales. Il manipule également une série d’images emblématiques de conflits jusqu’à les rendre abstraites et décontextualisées. Le tout s’accompagne d’un volet épistolaire où il exprime la difficulté de trouver du sens dans ce monde, ainsi qu’un espace à l’abri de sa logique folle.

More Sweetly Play the Dance, de William Kentridge, est une œuvre foisonnante. Le spectateur se voit littéralement happé dans un défilé parcourant une série d’écrans monumentaux sur une longueur de quelque trente mètres. Au son d’une fanfare, toute une série de personnages, filmés, dessinés ou en ombres chinoises, sont convoqués dans une longue procession aux accents funéraires, militants, carnavalesques. Des figures évoquant différentes composantes du mouvement anti-apartheid (mineurs, militants communistes, religieux, politiciens, pleureuses, malades, etc.), et affichant leurs revendications contradictoires, défilent sur fond de paysage désolé en une longue danse macabre au ton crépusculaire, mais non dénué d’une certaine exaltation. Sentiments paradoxaux face à une situation qui a certes évolué pour le mieux, mais fait encore face à d’énormes défis.

Daughters of Uranium, de Mary Kavanagh, est une quête sur les retombées de la présence de l’énergie nucléaire, à des fins militaires et civiles, dans notre société. Un premier volet s’ancre dans un site d’essais nucléaires, le Trinity Site, au Nouveau-Mexique, maintenant devenu un lieu de tourisme. Kavanagh juxtapose les documents d’archives à des entrevues vidéo de visiteurs narrant leurs vécus en relation au nucléaire. Cette veine de l’impact humain anime également le second volet de l’exposition où artéfacts et documents témoignent de la très longue vie du déchet nucléaire et de ses effets délétères sur la vie humaine et animale. Toute une série de dessins et de sculptures viennent ensuite donner une incarnation sensible et charnelle à ce qui constitue un immense laboratoire dans lequel nous sommes les cobayes.

 

Suite de l’article et autres images dans le magazine : Ciel variable 115 – LA MARCHE DU MONDE