Biennale de Venise 2022 – Ariane Noël de Tilly

[5 octobre 2022]

Par Ariane Noël de Tilly

The Milk of Dreams
59e édition de la Biennale de Venise
23.04.2022 – 27.11.2022

En écrivant son livre pour enfants, Le lait des rêves, l’artiste surréaliste mexicaine Leonora Carrington n’avait sûrement pas anticipé que ce dernier deviendrait un jour une importante source d’inspiration pour la commissaire d’exposition Cecilia Alemani, qui en emprunte même le titre pour la 59e édition de la Biennale de Venise. Dans cet ouvrage, Carrington dessine et décrit un monde dans lequel les possibilités de l’imagination sont infinies. Alemani, Italienne vivant à New York et directrice et conservatrice en chef de l’organisation High Line Art depuis 2011, à qui a été confiée la tâche d’organiser la grande exposition thématique de la Biennale de Venise 2022, a effectué un choix fort judicieux ; elle a adopté une approche historiciste qui fait ressortir, d’une part, le rôle crucial joué par les artistes femmes au cours du XXe siècle au sein, entre autres, du mouvement surréaliste, mais aussi leur apport à des réflexions visant la remise en question des frontières entre humains, animaux et nouvelles technologies. D’autre part, à cet événement majeur inauguré en 1895, Alemani insuffle un changement souhaité depuis longtemps, soit celui d’accorder la majorité des places aux artistes femmes et aux artistes non binaires. En tout, 213 créateurs et créatrices originaires de 58 pays différents ont été invités à présenter leur travail à Venise.

Déployée dans le pavillon principal des Giardini et à l’Arsenal, l’exposition The Milk of Dreams présente en alternance des « capsules temporelles », désignation de la commissaire, et des œuvres contemporaines. Les premières permettent d’ancrer le propos de l’exposition thématique et d’inviter le public à opérer des parallèles entre le passé et le présent. L’une des cinq capsules reprend le titre d’un court métrage de 1943 de Maya Deren, The Witch’s Cradle, et rassemble le travail d’artistes qui ont réfuté l’idée que l’humain se trouve au centre de l’univers et que tout se mesure en fonction de lui. Parmi les œuvres exposées, des photographies de Claude Cahun et Florence Henri révèlent l’ambiguïté de la représentation des genres. Le thème de l’ambiguïté est également exploré dans le travail de plusieurs artistes contemporains, dont celui de la photographe polonaise Aneta Grzeskykowska. Dans sa série Mama, l’artiste inverse les rôles mère-fille ; c’est la fille qui donne le bain à sa mère ou, encore, la promène en brouette le long d’une rivière. Ce qui amplifie l’atmosphère surréaliste de l’ensemble, c’est que la fille est humaine et la mère, un mannequin.

Une autre capsule temporelle, Seduction of the Cyborg, regroupe, entre autres, des œuvres de Marianne Brandt, Alexandra Exter, Elsa von Freytag-Loringhoven, Hannah Höch et Anu Põder. Cette capsule constitue une manifestation éloquente de la manière dont ces artistes ont exploré, transgressé ou réfuté, tout au long du XXe siècle, les frontières entre les humains, les animaux et les nouvelles technologies. Dans la section contemporaine adjacente, plusieurs artistes font ressortir à quel point ces frontières continuent d’être repoussées. À titre d’exemple, la vidéo Logic Paralyzes the Heart, de l’Américaine Lynn Hershman Leeson, met en scène un cyborg féminin, âgé de 61 ans, discutant de systèmes de contrôle militaire et de surveillance. Poignante, l’œuvre offre un point de vue critique et articulé sur l’intelligence artificielle. Pour sa part, Joanna Piotrowska explore, parfois de manière ludique, parfois de manière surprenante et évocatrice, les hiérarchies de pouvoir dans la vie quotidienne, mais aussi la soi-disant sécurité que l’on peut ressentir chez soi. Dans le cadre de sa série Frantic (2016–2019), la photographe polonaise a invité les gens à se construire des abris dans leur propre demeure. Ces images rappellent à quel point l’environnement physique est loin de protéger de tout ; il ne peut empêcher la violence physique ou verbale.

Nombre d’œuvres exposées à la biennale sont marquantes en raison de leur caractère hybride ou encore surréaliste, telles que les étonnantes sculptures de cristal coloré de l’artiste roumaine, Andra Ursuta, et les dessins fantastiques de l’artiste inuit, Shuvinai Ashoona. Ouvrant le parcours à l’Arsenal, Brick House de Simone Leigh impressionne par sa taille, mais aussi parce qu’un examen plus attentif révèle la dimension mi-maison, mi-femme de cette pièce. La partie inférieure de cette sculpture a été inspirée par plusieurs types de constructions architecturales, dont les cases obus (tòlék) érigées par les Mousgoum, tandis que la partie supérieure présente la tête d’une femme, sans yeux, mais ornée de tresses. Brick House évoque le courage et la résilience tout en rendant hommage aux femmes de la diaspora africaine. Un peu plus loin, les cinq sculptures en forme de four de l’artiste argentin Gabriel Chaile, créées à l’aide de terre cuite, dressent un portrait de ses ancêtres à partir de descriptions transmises par la tradition orale. Le résultat est visuellement saisissant et percutant, parce qu’il offre une alternative à l’art du portrait, fondé sur les attributs physiques des personnes.

Plusieurs artistes ont trouvé dans la nature une source d’inspiration majeure. Dans l’esprit de la New York Earth Room (1977) de Walter de Maria, la Colombienne Delcy Morelos convie les visiteurs à entrer dans le labyrinthe qu’elle a aménagé à l’aide de matériaux naturels, terre, argile, cannelle, cacao et tabac. Ceux-ci stimulent le sens olfactif de quiconque prend le temps de déambuler dans ces couloirs, de plus d’un mètre et demi de haut, tout en offrant un moment de répit. Un peu plus loin, les visiteurs expérimentent un immense jardin, intitulé To See the Earth Before the End of the World, où le kudzu pousse allègrement. En choisissant cette vigne grimpante, Previous Okoyomon, artiste aux origines nigérienne et américaine, désirait rappeler le moment où cette plante originaire d’Asie avait été introduite en 1876 dans les fermes du Mississippi, afin de contrer l’érosion des sols dont l’équilibre avait été déstabilisé par l’exploitation unique du coton. Cette œuvre se veut une métaphore percutante de l’entrelacement de plusieurs éléments, dont l’esclavage, la diaspora et la nature, laquelle finit toujours par reprendre le dessus. De son côté, l’artiste libanais Ali Cherri, dans son installation vidéo à trois canaux Of Men and Gods and Mud, se penche sur les répercussions écologiques et humaines de la construction d’un des plus gros barrages hydroélectriques de l’Afrique, soit celle du Merowe, situé sur le Nil, au nord du Soudan. Le jour, on assiste au travail ardu de briquetiers ; la nuit, un homme fabrique avec de la terre un monstre, lequel fait allusion à l’impact du déplacement forcé de 50 000 personnes lors de la construction du barrage, il y a plus de vingt ans.

Malgré les obstacles rencontrés par Cecilia Alemani et son équipe – soit l’impossibilité de voyager en contexte de pandémie et le report d’un an de l’événement –, la Biennale de Venise 2022 est une édition riche, stimulante où tout un chacun se trouve face à des œuvres complexes qui l’invitent à se pencher sur de nombreux sujets d’actualité : réchauffement climatique, racisme, décolonisation, impérialisme, etc., mais sans jamais tomber dans la confrontation. Que ce soit par la vidéo, la photographie, la peinture, le dessin, le tissage, l’installation, la performance ou, encore, la sculpture, les artistes abordent un ou plusieurs de ces sujets de manière réfléchie, créative, subtile et rigoureuse. Leurs œuvres convient les visiteurs à passer d’un univers à l’autre, d’un rêve à l’autre, d’un cauchemar à l’autre. Ultimement, les fruits du labeur des artistes, soit le lait de leurs rêves, montrent que lorsqu’on fait appel à l’imagination pour repenser le monde, les possibilités sont infinies.

Ariane Noël de Tilly est professeure au Département d’histoire de l’art du Savannah College of Art and Design. Elle détient un doctorat en histoire de l’art de l’Université d’Amsterdam et a complété des études postdoctorales à la University of British Columbia. Ses recherches portent sur l’exposition et la préservation de l’art contemporain, sur l’histoire des expositions, ainsi que sur l’art engagé.