James Wilson, Social Studies – Ray Cronin

[26 octobre 2022]

Par Ray Cronin

Le photo-portrait, écrivait Roland Barthes, est un « champ clos », le croisement de quatre forces ou « images-répertoires » : « celui que je me crois, celui que je voudrais qu’on me croie, celui que le photographe me croit, et celui dont il se sert pour exhiber son art1. » Mais le champ clos de Barthes ne traduit-il pas la seule perspective de la personne photographiée ? Pour qui la regarde, loin d’être close, la photographie est ouverte – ouverte à notre interprétation, à nos lectures individuelles. Et cela tient au fait, toujours selon Barthes, qu’il existe une cinquième image-répertoire : l’objet physique qui représente une personne sans en être une. Il ne nous vient jamais vraiment à l’esprit que nous nous trouvons face à face avec un autre être en contemplant un portrait photographique ; nous savons d’emblée qu’il s’agit d’un document. C’est le jeu de ces quatre forces dont Barthes dit qu’elles « se défient » et « se déforment » réciproquement, vu sous l’angle de cette cinquième image-répertoire, qui rend le portrait si convaincant. Ce jeu nous donne envie de poursuivre l’observation.

Social Studies, série de grandes photographies de James Wilson, montre des gens de tous les milieux de son Nouveau-Brunswick natal. Les portraits ont tous le même format : images en buste, en trois-quart ou en pied et en noir et blanc de personnes posant sur fond gris neutre, éclairées uniquement par la lumière du jour. Wilson a consacré vingt-cinq ans de travail à la série dont les photos de Social Studies sont tirées. Les premières œuvres ont été réalisées à l’aide d’une chambre photographique, les plus récentes (après 2011), avec un appareil numérique. Exposées au Musée des beaux-arts Beaverbrook de Fredericton2, les photographies sont également réunies dans un livre3. Dans une version comme dans l’autre, les spectateurs (qu’ils soient regardeurs ou lecteurs) se voient conviés au plaisir si particulier du portrait photographique. Au musée, les pièces affirment une présence certaine, en raison notamment de leurs impressionnantes dimensions. Les personnes représentées (seules, presque toujours) prennent une certaine dignité, ainsi accrochées dans l’espace d’exposition. Nous aussi. Aussi happés que nous puissions l’être par les œuvres présentées, il reste toujours une partie de nous-mêmes qui s’expose, jouant le rôle du public dans une sorte de théâtre social. La pose que nous prenons devant ces photographies fait écho à celle des sujets devant l’objectif. Barthes connaissait bien cet étrange dédoublement : « je me constitue en train de poser […] instantanément […] je me métamorphose à l’avance en image4. »

Wilson tire le meilleur parti possible de cette transformation, demandant à ses sujets de poser de manière à refléter leurs occupations, ce qui en fait des personnages devant l’objectif. Dans certains cas, la démarche s’effectue au sens le plus littéral du terme : Betsy Grannan se présente elle-même sous les traits de « Jayne Maneater », une athlète de patins à roulettes. Marshall Button, un acteur, interprète le rôle de « Lucien », son alter ego ouvrier volubile. Et Larry Merritt, qui se décrit comme « conservateur de droite », s’affiche dans une version clichée de cette étiquette, vêtu d’un tee-shirt sans manches, la main sur un revolver passé dans sa ceinture. Dans d’autres, les évocations sont plus formelles : Valéry Vienneau dans les habits somptueux d’un archevêque, Kris Evong en tenue de camouflage, uniforme et coiffe masquant le visage d’un tireur d’élite des Forces canadiennes, Nawal Doucette dans son costume de scène de danseuse du ventre. D’autres donnent à l’exercice une touche plus subtile : David Adams Richards, un romancier, fixe son regard vers l’extérieur de l’image, suivant peut-être son imagination, laissant son portrait derrière lui.

Katherine Mary Savage, religieuse et enseignante, regarde elle aussi sur le côté, le visage illuminé par un rayon de soleil entré par une fenêtre à l’extérieur du cadre. Wilson raconte dans le livre que Savage avait subi un accident vasculaire cérébral peu de temps auparavant et que concentrer son attention sur l’appareil photo était pour elle difficile. La tourner vers cette lumière inattendue donnait à l’image une aura de révélation. Romantique ? Certainement. Voilà l’un des pièges des portraits photographiques : ils nous poussent à lire en eux. « L’appareil photo est une machine à voyager dans le temps, dit Wilson, il immortalise un instant figé5. » Une photographie documentaire fige une fraction temporelle devant nous. L’espace d’un moment, la photographie nous statufie nous aussi, nous remontons le temps. Comme Wilson l’a si clairement compris, quand une photographie nous interpelle, elle le fait au passé.

1 Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Gallimard, Seuil, 1981.
2 James Wilson : Sciences humaines a été présentée du 29 juillet au 6 novembre 2022.
3 James Wilson, Social Studies, Fredericton et Saint John, Goose Lane Editions et James Wilson Photography, 2020, 172 p.
4 Barthes, La Chambre claire.
5 James Wilson, Social Studies, p. 11.

 
James Wilson est un artiste œuvrant en photographie depuis plus de quarante ans. Il travaille depuis sa maison et son studio en lumière naturelle à proximité de Hampton, au Nouveau-Brunswick. Il emploie principalement des appareils photographiques grand format, avec lesquels il réalise des images documentant le territoire ou les gens avec force détails. Il a présenté ses créations lors d’expositions individuelles et collectives partout au Canada et sur la scène internationale. Ses photographies ont été acquises par des collections publiques, notamment celle du Musée des beaux-arts du Canada, ainsi que par des collections particulières et d’entreprises à travers le monde.

Ray Cronin est un auteur, commissaire et rédacteur installé en Nouvelle-Écosse. Il a publié onze livres sur l’art canadien, notamment la série en cours Gaspereau Field Guides to Canadian Artists. Il est rédacteur en chef de Billie : Visual Culture Atlantic, collabore régulièrement à des revues canadiennes et américaines, et écrit fréquemment pour des catalogues d’exposition. Il est commissaire fondateur du Prix Sobey pour les arts et ancien directeur général du Musée des beaux-arts de la Nouvelle-Écosse.