[29 novembre 2022]
Par Michel Hardy-Vallée
Donc, récapitulons : Valerie Solanas a écrit le manifeste féministe radical SCUM (Society for Cutting Up Men) en 1967 pour protester contre la manière dont les hommes ont mené le monde (à l’échec), puis a tiré sur Andy Warhol en 1968 parce que celui-ci contrôlait sa vie et qu’il aurait plagié une de ses pièces de théâtre. Les faits exacts sont probablement différents, mais bon, lorsqu’il est question de célébrité, un mensonge éloquent vaut sûrement une vérité compliquée. Venons à Kurland : elle a eu une enfance catastrophique, puis s’est mise à voyager. Avec son fils. En réalité, elle a commencé à voyager en caravane, photographiant des jeunes marginaux, puis est par la suite tombée enceinte et a réduit éventuellement les voyages. Recommençons : il faudrait être aveugle pour ne pas voir que la photographie est un boy’s club. La majorité des gens que je connais qui travaillent dans des musées sont des femmes et la majorité de ceux dont j’ai vu les œuvres sur des murs sont des hommes. Il est plutôt risqué d’intervenir sur une œuvre dans un musée, mais dans un livre ? Pourquoi pas ? Après tout, le livre est un bien de consommation courante ; ça se remplace assez facilement.
Donc, Justine Kurland regarde sa bibliothèque et pense à Valerie Solanas. Pourquoi pas ? Il y a plus d’une manière de mettre les hommes en morceaux. Elle prend ses ciseaux et elle commence. Elle dépèce ses livres, en extrait des fragments, les trie, puis les regroupe par affinités comme l’éditrice d’un livre d’adages. Le cut up, c’est un coup de lame dans le droit d’auteur, un livre préparé comme les pianos de John Cage. C’est aussi une juxtaposition surréaliste comme dans Une semaine de bonté de Max Ernst ou les romans de William Burroughs. Si on découpe tous les pubis dans les nus des livres de Lee Friedlander (délicatement reproduits par le procédé d’impression offset noir et blanc à trois plaques, développé par Richard Benson), on obtient un buisson touffu, presque une forêt. Une métaphore claire de cette manie de se cacher derrière l’art pour être voyeur, mononcle ou possessif. Quel est l’acte le plus menaçant de Kurland ? Abîmer les livres, cibler les hommes photographes, jouer sur le copyright, ou ne pas rester à la place qu’on lui donne ? Pourtant, en tant qu’homme (même si en anglais on se trompe parfois sur mon prénom), je devrais me sentir menacé, mais non. La complaisance et le patriarcat que Kurland dénonce appartiennent tout autant à ceux qui me traitaient de tapette à la petite école. Je n’ai jamais eu de patience pour le machisme, la virilité et toutes ces imbécilités qui empêchent les hommes d’être bien dans leur peau. Le sexisme, comme le racisme, sont des manières de faire perdre du temps aux gens. Le collage peut ainsi devenir un passe-temps politique.
Donc, je lis le livre SCUMB Manifesto, de Kurland, et je cherche sans m’en rendre compte les ouvrages que je connais. Ici, c’est Eggleston ; là, c’est Frank, puis Clark et ailleurs, Shore (à moins que ce soit Soth, ils se ressemblent…). Même diCorcia. Pourtant, j’avais cru qu’il essayait de dire autre chose avec ses prostitués masculins. Est-ce que j’ai échoué ? Est-ce que le cut up a simplement recontextualisé le boy’s club ? Les essais à l’intérieur du livre qui expliquent la démarche sont espacés suffisamment régulièrement pour que je comprenne le message entre les collages. Les reproductions sont d’une clarté sans reproche : aucun effet de moirage entre la trame existante des livres découpés et celle de SCUMB. Il n’y a même pas un seul nom de photographe dans l’index, juste les titres des livres qu’elle a découpés. Puis je reconsidère les ouvrages tranchés, et ils ont tous comme point commun une fixation sur l’objet, la représentation des choses : ici, pas de Duane Michals qui travaille entre deux images. Il y a de la grammatologie chez Kurland, et le désir d’abattre le logos, la certitude de la photographie à montrer quelque chose, comme le pubis de Madonna chez Friedlander. Donc, quand je cherche l’objet livre photographique, je le trouve dans SCUMB Manifesto ; Kurland laisse l’imagination tranquille.
Kurland veut nous dérider à la Dada. Winogrand en prend pour son grade et elle grille Weston. Il y a de la rage et de l’humour en même temps, parce que le rire ne vient pas du confort. Le problème est-il surtout américain, comme le suggère son échantillon ? Tant qu’on se bornera à considérer l’histoire de la photographie américaine comme « l’histoire de la photographie », le problème nous concerne tous.
Michel Hardy-Vallée est historien de la photographie et chercheur invité au Gail and Stephen A. Jarislowsky Institute for Studies in Canadian Art de l’Université Concordia. Ses recherches s’intéressent au livre de photographie, à la narration visuelle, aux pratiques interdisciplinaires ainsi qu’à l’archive, dans les contextes québécois et canadiens. Elles ont été diffusées dans History of Photography, ainsi que par le biais de différents ouvrages collectifs et conférences. Il travaille actuellement à une monographie de John Max.