Les vacances du photographe

[16 novembre 2022]

Par Zoë Tousignant

À l’été 1972, Brian Merrett se rend pour la première fois en Europe faire ce qui sera sa propre version du « grand tour ». En compagnie de la photographe Jennifer Harper, il passe neuf semaines à sillonner, sac au dos, la France, le Luxembourg, la Belgique, l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, l’Angleterre et l’Irlande. Ne voulant pas, dit-il, « voyager comme un photographe1 », il laisse derrière lui son encombrant équipement pour n’emporter qu’un seul appareil et un objectif, ce qui lui offre à la fois la liberté de mouvement et un moyen tout simple d’apprécier visuellement les lieux que le couple visite. Il rapportera chez lui dix-huit rouleaux exposés de pellicule 35 mm en noir et blanc : une matière dense qui laisse déjà entrevoir le développement d’une vision photographique particulière. En fin de compte, ce qu’il a rencontré au cours de son voyage, et le genre d’images qu’il en a tiré, auront une incidence durable sur sa carrière.

De retour à Montréal, Merrett entreprend très vite la composition d’une série à partir des négatifs accumulés. Il produit quelque soixante-dix épreuves de format 8 x 10 [pouces], dont trente-huit qu’il montre à William A. Ewing, directeur des Galeries de photographie du Centaur, inaugurées en janvier 1972. Cette sélection fera partie de l’exposition personnelle Holiday Pictures of Europe/L’Europe en vacances2. Le ton ironique de ce titre en dit plus long sur le sens de l’humour de Merrett – et peut-être d’Ewing – que sur les photographies exposées. Car celles-ci ne sont pas de simples photos de vacances. Il n’y a là point de vues conventionnelles sur des sites touristiques bien connus et fréquentés.

Parallèlement à cette exposition, un portfolio de huit images de la série est publié dans le magazine photographique montréalais OVO, accompagné d’un court texte sous forme de questions et réponses et d’un portrait de Merrett3. D’après ce texte, les photographies semblent porter et fusionner deux visions différentes : une qui vient du passé et l’autre, du présent. Dans une critique succincte de l’exposition parue dans The Gazette, Michael White fait une réflexion semblable : « L’Europe de Merrett est un microcosme. C’est la vieille et la nouvelle Europe, bien serrées ensemble, en bon ordre et avec goût4. » La série, remarquée pour la manière dont elle va au-delà de l’image conventionnelle, semble avoir particulièrement impressionné par sa juxtaposition originale du passé et du présent.

Aujourd’hui, cinquante ans plus tard, le voyage et les images que Merrett en a rapportées demeurent un chapitre déterminant dans le récit que le photographe fait de sa carrière. Pour lui, ces neuf semaines de l’été 1972 ont été une période d’intense formation visuelle, qui a affûté son œil et donné un supplément de sens au travail qu’il avait déjà accompli à Montréal. Ses récentes réflexions sur ce moment particulier du début de sa pratique l’ont incité à revoir la série et à en proposer une nouvelle lecture. Ensemble, nous avons décidé de revenir sur les dix-huit rouleaux de pellicule originaux, un processus qui a mené à la redécouverte des images et, pour moi, à une meilleure compréhension de l’expérience et de l’effet transformateur du voyage même. Bien qu’elles soient présentées ici comme une série à part, les photographies tirées de ce voyage, regroupées sous le titre Europe 72, doivent être vues comme un moment dans le continuum des premières années de pratique de Merrett.

Un photographe militant. Brian Merrett a fait ce voyage à un moment où se cristallisait l’urgente nécessité de défendre l’environnement et de préserver l’architecture – tant sur la scène internationale que dans sa propre vie. Dès le début de sa carrière de photographe à la fin des années 1960, il avait fait partie d’organisations citoyennes montréalaises dont l’objectif était de sensibiliser aux conséquences de la pollution et de la démolition du milieu bâti. Au cours de l’année précédant son départ pour l’Europe, par exemple, sa participation aux activités de la Société pour vaincre la pollution (SVP) l’avait amené à concevoir et à fabriquer un « EcoDome » de quatre mètres et demi de diamètre, facile à démonter et à transporter. Cette impressionnante structure géodésique, sur les panneaux de laquelle étaient montées des photographies de Merrett illustrant les effets de la pollution, fut utilisée comme kiosque mobile d’information et installée dans différents centres commerciaux et places publiques de la ville.

En 1972, Merrett collabore avec Les Amis de la Gare Windsor pour sauver ce bijou d’architecture montréalaise de la démolition. Durant plusieurs mois, il documente sous tous les angles les espaces extérieurs et intérieurs de la gare et du voisinage immédiat, produisant en tout quelque cinq cents négatifs. Sa vue de la salle des pas perdus dans laquelle se dresse le monument de L’Ange de la Victoire, installé en 1922, est reproduite sur une affiche dessinée par Gerry Vartan et distribuée par le groupe dans sa campagne – finalement fructueuse – pour sensibiliser la population et préserver le bâtiment.

En 1972 également, une sélection de photographies prises par Merrett alors qu’il faisait partie du Westmount Action Committee est présentée dans une exposition collective controversée, Montréal, plus ou moins ? Montreal, plus or minus? organisée par Melvin Charney et tenue au Musée des beaux-arts de Montréal5. Les images exposées, fruit d’une collaboration entre Merrett et Jennifer Harper, illustrent les effets dévastateurs que le prolongement d’une autoroute à travers Montréal – un projet auquel s’était catégoriquement opposé le Westmount Action Committee – a eus sur la ville et ses habitants. Surtout visuelle, la contribution de Merrett et Harper à la cause visait à communiquer une expérience sur le terrain des énormes changements infrastructurels qui se produisaient dans Montréal et que le public semblait ignorer6.

En même temps que cet engagement social, Merrett poursuit, en pigiste, son travail de photographe d’architecture, un créneau qu’il s’est taillé dès le début de sa carrière. On ne saurait sous-estimer ici l’influence de son père, l’architecte J. Campbell Merrett (1909–1998), sur l’importance de cet aspect dans sa démarche photographique7. Merrett aime bien raconter comment, dans son enfance, son père lui a expliqué des notions architecturales comme l’alignement et lui a clairement insufflé, outre la théorie esthétique, un profond respect pour le talent artistique et le sens de l’innovation nécessaires à la création de bâtiments. Rien d’étonnant, donc, à ce que la démolition insensée – résultat d’un manque flagrant de respect pour la profession – soit devenue sa bête noire.

Le grand tour. Le voyage en Europe, en partie entrepris dans l’esprit de ce pèlerinage vers les plus belles destinations du continent qu’était le « grand tour », a servi à parfaire son éducation. Pourtant, au-delà de la beauté des endroits visités, ce qui attire son œil, ce sont les signes qu’on n’est toujours pas arrivé à composer de manière sereine avec la modernisation. Comme il l’écrira lui-même, en arrivant à Paris, première étape de l’itinéraire du couple, il se rend vite compte que Montréal n’est pas seule à se débattre avec le progrès du milieu du siècle8.

En France plus que n’importe où, peut-être, il capte dans les graffitis et les affiches politiques qui ornent les murs des grandes comme des petites villes les marques d’un activisme et d’un malaise social. Il prend près d’une douzaine de photographies d’affiches du Parti communiste français, souvent cadrées de près pour qu’on puisse en lire le message, ou juxtaposées à des avis peints indiquant que l’affichage est interdit par la Loi du 29 juillet 1881. Ces affiches, qui servent surtout à convoquer les citoyens à des assemblées de la cellule locale du parti, affirment aussi des positions politiques, sous forme de slogans tels que « Impérialistes américains, hors du Vietnam ! ». D’autres signes que Merrett documente évoquent des luttes sociales qui ont une résonance directe avec ses expériences vécues à Montréal. Ainsi, à Paris, il photographie une affiche signée par un groupe marxiste qui exhorte les gens à lutter contre les « démolitions spéculatives » en formant des « comités d’habitants » – affiche derrière laquelle se dressent au moins six grues. On ne sait pas si cette affiche visait à empêcher ou à critiquer la construction sur l’immense chantier qui se trouve derrière, mais la manière dont Merrett l’a composée rend ce lien incontournable.

Une image prise sur un quai de la station de métro Saint-Lazare, à Paris, donne à voir une autre catégorie d’affiches que Merrett a photographiées tout au long de son voyage, en France et dans plusieurs autres pays : celles qu’on pourrait décrire comme des affiches de sensibilisation environnementale. « Et si le vert n’existait plus ? », voilà l’hypothèse que pose le grand panneau photographié derrière la ligne de navetteurs qui attendent le prochain train – et qui naturellement tournent le dos au mur… et à la question. Autre exemple, sur un autobus de Trieste, une affiche sur laquelle est dessinée une créature mi-homme mi-arbre est accompagnée d’un appel à l’action : « il verde è tuo : difendilo! » [le vert est à vous : défendez-le !]. C’est là une poignante déclaration, mais l’astucieuse composition de la photo – le fait que la plus grande partie soit occupée par le véhicule à l’arrêt et qu’on n’y voie pas du tout de verdure – nous amène à penser qu’il ne reste peut-être pas grand-chose à défendre. Comme Merrett le savait certainement, le nombre croissant de campagnes invitant à apprécier la nature avant qu’il ne soit trop tard dénotait l’urgence d’agir, dans tous les pays industrialisés, pour protéger l’environnement.

Les images montrant la prolifération presque absurde des automobiles dans les quartiers centraux des villes européennes sont également récurrentes dans la série. Merrett avait déjà observé ce phénomène dans le centre-ville de Montréal qui, au tournant des années 1970, était envahi par des terrains de stationnement pouvant accueillir de nombreuses et énormes voitures. Bien que généralement plus petites en Europe, les automobiles y étaient tout aussi répandues, et souvent garées de manière à encombrer chaque centimètre carré qu’une piazza ou platz avait à offrir. Le sens de l’humour du photographe est évident dans plusieurs photos, dont une montrant, à Vienne, les voitures arrêtées dans la cour intérieure du palais de la Hofburg. Au-dessus de ces automobiles qui emplissent le tiers inférieur de l’image se dresse une sculpture représentant deux hommes, l’un tendant une main vers le passage voûté, l’autre essayant de le retenir. Ces deux mouvements contraires donnent l’impression que l’homme qui s’étire essaie désespérément d’échapper aux émanations toxiques provenant des véhicules.

Une autre photographie, prise à Rome, établit un rapport ambigu entre une automobile et un buste sculpté, tous deux enveloppés de la céleste lumière qui descend vers ce qui semble être la cour intérieure d’un immeuble. On dirait, d’une part, que la voiture se prosterne devant la sculpture, mais, d’autre part, que cette figure de pierre est sur le point d’y monter pour s’enfuir, soudain libérée de sa propre inertie.

Corps et espaces. Un des genres les plus répandus d’images que Merrett a prises au cours de son voyage porte sur ce que l’on pourrait appeler « l’interaction entre l’humain et son environnement ». Bien que ce ne soit pas un des sujets pour lesquels il est le plus connu, la manière dont les gens réagissent au milieu bâti est un motif qu’il a exploré tout au long de sa carrière. À mon avis, ce sujet est particulièrement significatif. Il est une clé pour comprendre comment les deux grandes aspirations du photographe – protéger l’environnement et préserver le patrimoine architectural – convergent. La façon dont les gens utilisent un lieu particulier a des conséquences directes sur la santé et même la survie de ce lieu; et, inversement, la façon dont une structure est conçue a une incidence directe sur l’état physique des personnes qui l’habitent. Ici encore, tout est question de respect : respect des espaces par les corps, et respect des corps par les espaces. Merrett a un talent particulier pour saisir de telles interactions, qu’elles soient respectueuses ou non, puisque sur le plan strictement photographique, une relation discordante entre une personne et son entourage peut produire un effet tout aussi intéressant qu’une relation harmonieuse.

La photographie d’un homme traversant un pont piétonnier au Luxembourg compte parmi les nombreuses illustrations de l’harmonie que contient Europe 72. Sur cette image prise du haut des casemates du Bock, l’homme est à peine plus qu’un point sombre, une figure qui paraît toute petite en raison du cadrage, mais pas à cause du pont, car la structure étroite de celui-ci lui donne une échelle humaine. Le sujet de la photo n’est vraisemblablement pas cet homme, mais la longue ligne que dessinent ensemble le pont et la route – cette ligne qui contourne la maison et serpente dans la campagne, et que coupe le parallélogramme d’un canal. De toute évidence, cet endroit a été aménagé par l’homme – et l’homme qui se trouve au centre de la composition, loin d’être en conflit avec cet environnement, n’y est qu’un élément parmi d’autres. Sur le plan esthétique, l’effet général est agréable, voire apaisant.

À l’opposé, la photographie d’une femme âgée, marchant à Paris devant une clôture de bois tapissée d’affiches déchirées – dont une qui porte le slogan enjoignant aux impérialistes américains de sortir du Vietnam – est un exemple frappant de dysharmonie entre une personne et son environnement. Au pied de la clôture se trouve un inexplicable amoncellement de briques – peut-être les vestiges du bâtiment démoli qui s’élevait autrefois sur le terrain derrière la clôture. La femme, qui arrive au coin de la rue, manœuvre pour contourner le tas de briques et pose le pied juste assez loin pour ne pas trébucher. Bien que centré dans l’image, son corps semble étranger au reste de la scène, à ce désordre, à ce décor brut et laid. Un bout de la tour Eiffel dans le coin supérieur droit de l’image confirme qu’il s’agit bien de Paris, mais non du Paris des cartes postales.

Dans la courte entrevue sur la série publiée dans le magazine OVO, Merrett explique que, pendant son voyage, il avait eu pour but de produire une documentation photographique sur les choses qui l’impressionnaient le plus9. Parmi elles, il y avait les grands monuments d’Europe, les immenses cathédrales, les petites villes pittoresques, les déplacements en train et en autocar à travers la campagne magnifique. Tout cela, le photographe l’a représenté avec son sens de la beauté et de l’ordre, et une saine dose d’humour. Mais il a aussi manifestement été impressionné par les signes d’une Europe aux prises avec des changements sociaux, politiques et écologiques majeurs. Sans être identiques à celles qui se produisaient à Montréal, ces évolutions trouvaient un profond écho chez Merrett, et les images qu’il en a rapportées témoignent aussi de ce qui le préoccupait le plus ici. Encore plus motivé par son expérience européenne, il continuera à participer à de nombreux projets militants axés sur la sensibilisation environnementale et, en particulier, sur la préservation de l’architecture, qui restera un moteur de son travail photographique. C’est dans l’année suivant son voyage, par exemple, qu’il mènera le combat pour sauver de la destruction la maison Shaughnessy – qui deviendra un élément du Centre Canadien d’Architecture – et que, dans la foulée, il sera invité à participer à la fondation d’Héritage Montréal, le principal groupe de protection du patrimoine, du conseil duquel il sera membre de 1975 à 198010.

En regardant ces images aujourd’hui, cinquante ans après leur création, on constate avec découragement que peu de choses ont vraiment changé. Force est de reconnaître, par exemple, combien les messages des premières années du mouvement écologiste sont restés sans réponse. Pour ce qui est de la pratique photographique de Merrett, la série donne une sorte d’aperçu ou de résumé du genre d’images et d’idées qu’il développera au fil des cinq décennies suivantes. Ces images d’Europe, prises spontanément et intuitivement au début de sa carrière, ont eu pour effet de clarifier une approche de la photographie qui s’inscrirait dans son ADN même. La longévité de cette approche s’explique, en partie, par son indéfectible enthousiasme, mais aussi par le fait que, en réalité, si peu de choses ont vraiment changé. Pour Merrett, la prochaine cause à défendre n’est jamais bien loin. Traduit par Danielle Chaput

1 Brian Merrett, cité dans « Portfolio : Brian Merrett », OVO (édition anglaise), no 15 (novembre 1973), p. 8.
2 Galeries de photographie du Centaur, du 5 au 23 novembre 1973.
3 Merrett, OVO, p. 8, 19–26, 48.
4 Michael White, « Pictures of Life and Imagination », The Gazette, Montréal, 10 novembre 1973, p. 52. La critique tient aussi compte d’autres expositions de photographie tenues à Montréal à ce moment-là et comprend une reproduction de la photo de Merrett intitulée Concarneau, France.
5 Présentée du 11 juin au 13 août 1972, l’exposition était accompagnée d’un catalogue conçu par Melvin Charney, Montréal, plus ou moins ? Montreal, plus or minus?, Montréal, Musée des beaux-arts de Montréal, 1972.
6 Merrett exposa aussi dans Montréal, plus ou moins ? Montreal, plus or minus? une image d’un groupe de maisons de Westmount, juxtaposée à une vue de maisons d’ouvriers d’Hochelaga prise par le photographe Michel Saint-Jean. Voir Montréal, plus ou moins ? Montreal, plus or minus?, p. 140–141.
7 L’architecte montréalais John Campbell Merrett a été associé dans l’agence Barott, Marshall, Montgomery & Merrett. Il compte parmi ses réalisations les plus connues la salle des pas perdus de la Gare centrale de Montréal et les agrandissements modernes de l’Hôpital Royal Victoria. Il a également dessiné la résidence des Merrett, une maison moderniste à niveaux multiples bâtie à Senneville (au Québec), malheureusement détruite en 1991.
8 Brian Merrett, « Europe 72. La formation d’une vision », 2020, [https://cielvariable.ca/europe-72-la-formation-dune-vision/]
9 Merrett, OVO, p. 8.
10 Sur la participation de Merrett au sauvetage de la maison Shaughnessy, voir Cynthia Imogen Hammond, « Architecture, Photography, and Power: Picturing Montreal, 1973–74 », dans Martha Langford et Johanne Sloan (dir.), Photogenic Montreal: Activisms and Archives in a Post-industrial City, Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2021, p. 232–238.

 
Zoë Tousignant est Conservatrice, Photographie, au Musée McCord Stewart. Ses recherches portent sur la production et la réception de la culture photographique au Québec. Dans le cadre de ses nombreux projets de commissariat, elle a collaboré étroitement avec des photographes tels que Serge Clément, Carlos Ferrand, Marisa Portolese et Gabor Szilasi.