Brian Merrett, Europe 72. La formation d’une vision

[16 novembre 2022]

Brian Merrett a replongé dans ses premières années de pratique et livre ici des images qu’il a réalisées en 1972, lors de son « grand tour » d’Europe. Ce voyage formateur consolide son regard d’activiste et son intérêt pour le patrimoine architectural qu’il avait déjà développé à Montréal et qu’il aura durant toute sa carrière.


 Par Brian Merrett

Enfant, je connaissais bien le bruit, les odeurs, l’aspect brut et le potentiel des chantiers de construction, mais un jour où, à l’âge de sept ou huit ans, je revenais de ma leçon de piano, mon architecte de père arrêta la voiture dans une allée du campus du Collège Macdonald, à Sainte-Anne-de-Bellevue, au Québec. Il me demanda d’en sortir, me plaça au beau milieu du chemin, face à la bonne direction, et, debout derrière moi, posa ses mains sur mes épaules.

« Regarde le bâtiment, là, au bout du terrain de football, me dit-il, et dis-moi combien de coupoles tu vois. » Je suppose qu’il m’avait déjà expliqué ce qu’était une coupole.

« Une », ai-je répondu.

« D’accord », ajouta-t-il en m’amenant vers le côté de l’allée. « Viens par ici maintenant et dis-moi combien tu en vois. »

« Deux », ai-je dit, en voyant une autre coupole, partiellement cachée, sur un deuxième bâtiment placé derrière le premier.

Et il a précisé : « C’est ce qu’on appelle un alignement. » Nous sommes remontés dans la voiture et sommes partis.

Dans notre maison moderniste des années 1950, que les enfants du voisin appelaient « les trois boîtes » et dans l’allée de laquelle le chauffeur de taxi local n’osait pas entrer, mon père m’amena à sa table à dessin et esquissa le plan du campus, en traçant l’axe des bâtiments. Depuis ce moment-là, la composition et les lignes de visée sont deux de mes points forts.

À la fin de mon apprentissage en 1969, je documentais la restauration de la façade d’une banque du 19e siècle dans le Vieux-Montréal, et j’ai profité du fait que je me trouvais sur un échafaudage pour photographier la place d’Armes. Sur cette photo, on voyait deux des plus vieux édifices de Montréal, spectaculairement dominés par un géant de verre et d’acier des années 1960. Le vocabulaire architectural de ce gigantesque immeuble de bureaux n’était pas celui des anciens édifices, et on peut se demander qui, à l’hôtel de ville, avait accordé le permis de construction. J’aime croire que cette image marque le début d’un souci d’harmonie dans nos paysages urbains et d’une prise de conscience de la nécessité de préserver les bâtiments historiques.

Cela m’a amené à m’engager dans des groupes de préservation de l’environnement et de l’architecture à Montréal. En 1969 et 1970, à titre de directeur de la publicité de la Société pour vaincre la pollution, j’ai dessiné et construit une structure géodésique de quatre mètres et demi de diamètre que nous avons appelée l’EcoDome. Je l’ai décorée avec des photographies triangulaires portant sur des sujets environnementaux et nous nous sommes servis de ce dôme dans les centres commerciaux pour distribuer des brochures. Au début de l’année 1972, Les Amis de la Gare Windsor m’ont demandé de leur fournir des images pour leur campagne visant à sauver cette gare, et entre 1969 et 1972, le Westmount Action Committee en a utilisé certaines pour protester contre le passage annoncé de l’autoroute Ville-Marie dans les quartiers du Lower Westmount et de la Petite-Bourgogne – et, par la suite, pour en documenter la construction.

En 1972 et 1973, après la transformation de ma propre rue en bretelle de sortie d’autoroute – ce qui avait fait disparaître ma place de stationnement –, mes visites mensuelles à la maison des religieuses qui hébergeait désormais ma voiture m’ont incité à produire une documentation photographique qui a finalement empêché la démolition de cette maison, dite maison Shaughnessy, reconvertie depuis et intégrée au Centre Canadien d’Architecture. C’est ainsi que je suis devenu actif dans Sauvons Montréal et, en 1975, on m’a invité à faire partie du conseil de fondation d’Héritage Montréal. J’ai préparé, pour ces deux organismes, de nombreuses photographies de bâtiments menacés et d’autres, préservés.

Dès le début, la déshumanisation du milieu urbain par l’automobile m’a captivé. À compter, peut-être, de l’administration Drapeau, les quartiers centraux de Montréal ont été pris d’assaut par l’élargissement des rues et la multiplication des terrains de stationnement, de sorte qu’une petite promenade sur n’importe quelle rue du centre-ville donnait à voir de vastes espaces remplis d’automobiles. Il était inévitable que j’y emporte mon appareil-photo et que j’émette quelques commentaires.

En débarquant de l’avion à Paris en 1972, je me suis rendu compte que Montréal n’était pas seule à se débattre avec le progrès du milieu du siècle. Dès la minute où je suis sorti pour explorer la ville, toujours armé de mon appareil-photo, j’ai vu des mises en garde contre la spéculation immobilière sur des clôtures entourant les chantiers, des slogans de sensibilisation écologique dans le métro et des affiches de protestation contre la construction d’une autoroute sur la Rive gauche. Les textes politiques employaient un ton dramatique et les graffitis défiguraient la ville.

En poursuivant mon tour d’Europe, j’ai bien sûr cherché à saisir sur pellicule les paysages, l’intemporalité, les juxtapositions de personnes et, toujours, les trains, mais dans des villes aussi différentes et éloignées que Trieste et Manchester, les thèmes de l’environnement et de la démolition des logements m’ont amené à interagir. Ces questions qui émergeaient alors se sont cristallisées au fil de ma vie, et maintenant que nous sommes aux prises avec l’irréversible crise climatique, elles ne font plus qu’un. Aujourd’hui, les municipalités comprennent que l’édifice le plus « vert » est celui qui est déjà là, que préserver le passé contribue à former l’avenir. Au milieu des diesels noirs de suie de la destruction, des paysages industriels dévastés, les enfants d’aujourd’hui apprennent à ne pas gaspiller.

Quand nous perdons des morceaux de notre passé, nous perdons notre histoire. Et sans l’apport de celle-ci, nous ne pouvons pas en toute connaissance de cause forger notre avenir, nous ne pouvons pas éduquer correctement nos enfants, nous ne pouvons pas profiter de la vaste perspective que nous offrent les témoins visuels de cette histoire. Je dédie ce projet à Lumi et Ida, à Jackson, à Violet et Jaden, à Joey, à Keili Mei, Autumn et Suvi, ainsi qu’à Eva et au Jackson de l’Ouest. Puissiez-vous apprendre à discerner ce qui est authentique, aider à consolider ce qui est bon et défaire ce qui est mauvais, et vous aimer les uns les autres et embrasser la Terre. Traduit par Danielle Chaput

À lire également : Les vacances du photographe, par Zoë Tousignant.

 

Brian Merrett est un photographe d’architecture patrimoniale établi à Montréal depuis cinq décennies. Ses œuvres ont été présentées dans de nombreuses expositions individuelles et collectives et dans de nombreuses publications. Elles font partie de collections particulières, publiques et d’entreprises. De la fin des années 1960 jusqu’aux années 1990, il a photographié le paysage urbain de Montréal, en pleine mutation, en travaillant avec Sauvons Montréal, le Westmount Action Committee, Les Amis de la Gare Windsor et Héritage Montréal. Ses photographies de 1973 de la maison Shaughnessy ont convaincu l’architecte et philanthrope Phyllis Lambert d’acheter et de restaurer l’historique bâtiment, pour l’intégrer au Centre Canadien d’Architecture. Avec l’historien de l’architecture François Rémillard, il a coécrit quatre livres pour sensibiliser le public aux divers styles architecturaux, bâtiments et points d’intérêt de Montréal et de Québec. Suivez-le sur Instagram @brianmerrett.