[9 août 2023]
Par Michel Hardy-Vallée
Une des raisons qui expliquent le foisonnement de livres photographiques intéressants sur lesquels nous pencher est que l’industrie de l’imprimé les génère. Les photographes étaient autrefois relégués au rang de simples opérateurs, jusqu’à ce que divers changements d’attitude parmi la presse, le grand public, les mondes de l’art et de l’éducation et même la sphère juridique viennent réaffirmer et consolider leur rôle d’acteurs dotés d’initiative et de dextérité. Les livres photo ont démontré leur efficacité comme vecteurs de la perspective des photographes, mais le fardeau de l’invisibilité n’a fait que se déplacer. Si un ouvrage photographique exprime une vision individuelle, qu’en est-il alors de la contribution des graphistes, des éditeurs et en particulier de celle des imprimeurs, encore considérée aujourd’hui comme une boîte noire ?
Richard Benson (1943-2017) était l’une des figures très en vue du domaine du tirage et de l’imprimé, un monde qui, comparativement à la photographie, demeure peu important. Les gens informés le connaissent sans doute, notamment pour son exposition au MoMA et le catalogue connexe The Printed Picture (2008), un peu comme le nom de Gerhard Steidl leur évoque un éditeur hors du commun, ou celui de Voja Mitrovic, le magicien de la chambre noire derrière les tirages d’Henri Cartier-Bresson et Josef Koudelka. Benson était un esprit universel qui travaillait dans une proximité étroite avec les photographes pour élever la qualité de l’impression offset, tel que le procédé noir et blanc à trois plaques qu’il a conçu pour Lee Friedlander. Il a contribué à développer Courbes dans Adobe Photoshop, enseigné la photographie et l’impression à la Yale School of Art, dont il est devenu doyen, en plus d’exploiter chez lui un atelier d’usinage dans lequel il fabriquait des horloges de haute précision, entre autres choses. Il était incroyablement talentueux, aimé de tous et a apporté des contributions durables à l’industrie et aux arts.
Object Lesson vise à modeler un portrait composite de Benson à travers de brefs souvenirs rédigés par ses collègues, étudiants et amis, et accompagnés par des images probantes de leurs réalisations illustrant son influence. L’ouvrage, à la qualité d’impression magnifique, propose un large éventail d’illustrations créées grâce à des approches et procédés inhabituels inspirés par Benson. J’ai été passablement impressionné par les épreuves de James Welling où se combinent acrylique et matrices gélatine faites à la main, par le détournement par Heyward Hart de sa propre imprimante à jet d’encre pour y employer des encres maison, ainsi que par la simplicité subtile du tirage à la gélatine argentique rehaussé manuellement d’Arthur Ou. Tous ces procédés partagent l’approche picturale de Benson quant à la fabrication de l’image photographique : un travail par addition, d’impression couche après couche d’encres et de pigments, plutôt que selon la logique du tout ou rien de l’exposition et du développement de matériaux photosensibles.
Le livre possède également le format parfait pour une bonne prise en main, mais, chose exaspérante, sa reliure est à la suisse, ce qui signifie que plat et dos sont détachés du bloc de feuillets imprimés et non liés par une page de garde. Ce type de reliure permet d’ouvrir le livre parfaitement à plat et est souvent utilisé pour de grands et lourds volumes qu’il est plus aisé de consulter sur une table, ou pour ceux que des professeurs, au nombre desquels Benson, installent sur leur bureau pour s’en servir pendant leurs cours. D’un point de vue conceptuel, la reliure à la suisse se justifie, mais se pose, concrètement, comme un exemple flagrant de défi au sens pratique. Il s’agit d’une conception de livre machinale, en panne d’inspiration pour toute idée originale. Il n’y a aucune raison pour que cet ouvrage serve à une présentation devant public : sa lecture est une expérience par trop personnelle, mieux savourée confortablement assis que dans un amphithéâtre. Dans une entrevue, Barbara Benson aborde avec sensibilité la vie et l’œuvre de son mari, et elle mériterait un cadre moins propice à la distraction. Un travail éditorial plus rigoureux aurait sans doute aussi aidé à réduire les redondances ; tout un chacun appelle Benson par son surnom, Chip, ce qui devient aussi agaçant que le manque d’explications techniques sur l’extrême précision de ses horloges, évoquée souvent dans les souvenirs de ses inconditionnels, parfois patriciens.
Je me compte moi-même au rang des admirateurs de Benson, et je m’attendais pour être franc à plus de ce livre pour m’aider à comprendre l’art et la technique de l’impression. Je respecte le personnage en particulier pour The Printed Picture et pour son essai de 2005 « Working with Lee », reproduit ici. Le premier m’a ouvert les yeux sur les subtilités des procédés d’impression, et le second demeure un rare exemple d’une articulation claire des rapports entre photographie, beaux-arts et impression à l’aide d’encre et simili sur une presse offset.
On a tendance à voir le début des années 2000 comme le « grand moment du livre photographique » – quand tout le monde a réalisé l’existence d’ouvrages réunissant des photographies connues et appréciées –, mais il en allait de même au début des années 1970, lorsque Benson a fait ses débuts dans l’industrie. L’impression offset offrait encore des possibilités techniques limitées, et des photographes tels que Friedlander souhaitaient pousser plus loin. Nathan Lyons encourageait ses étudiants du Visual Studies Workshop à réaliser des livres ; Syl Labrot et d’autres artistes créaient des livres photo expérimentaux comme Pleasure Beach (1976) directement sur une presse offset. Ils forment, d’une certaine manière, le chaînon manquant entre l’idée de la photographie et sa réalité. L’essai de Walter Benjamin « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » n’aurait absolument aucun sens s’il se rapportait à la seule photographie ; c’est de la combinaison de cette dernière et de l’impression qu’a surgi l’omniprésence des images photo, tout comme celle des capteurs d’images numériques et de l’Internet a mené à leur vertigineuse prolifération.
Si Object Lesson s’inscrit plus sur le terrain des souvenirs que celui des idées, je souhaite qu’il donne l’envie à plus de personnes de se plonger dans l’univers de l’impression et de la reproduction d’images, dans une optique plus durable que celle d’une mode passagère. Traduit par Frédéric Dupuy
Michel Hardy-Vallée est historien de la photographie, commissaire indépendant et chercheur invité au Gail and Stephen A. Jarislowsky Institute for Studies in Canadian Art de l’Université Concordia. Ses recherches portent sur le livre de photographie, la narration visuelle, les pratiques interdisciplinaires ainsi que sur les archives, dans les contextes québécois et canadiens. Il travaille actuellement à une monographie de John Max.