Frequency, de Cristian Ordóñez – Louis Perreault

[22 juin 2023]

Par Louis Perreault

Le livre Frequency s’ouvre paradoxalement sur l’image d’une porte close, condamnée par un contreplaqué vieilli et figée dans une temporalité indéfinissable. La lumière diffuse, caractéristique des photographies qui suivront, impose un silence, une pause dans la trame sonore tenace de la ville. Les subtiles variations des gris omniprésents n’accentuent que davantage cette impression d’être témoin d’un monde immobilisé et oublié, dans lequel seules quelques manifestations discrètes de la nature évoquent une lente transformation en devenir.

Cristian Ordóñez, Frequency, Toronto, autoédition, 2023, 72 p., 22 x 27 cm, couverture souple, reliure cousue exposée

Cristian Ordóñez, Frequency, Toronto, autoédition, 2023, 72 p., 22 x 27 cm, couverture souple, reliure cousue exposée

La seconde photographie du livre est plus explicite : on y voit un morceau de béton avalé par l’écorce féroce d’un arbre, laissant croire que, lentement, et sans qu’on s’y soit mêlé, ce dernier a pris le dessus sur une construction désormais indélogeable. Que s’est-il passé pour que ce monde bâti, construit par et pour l’être humain, semble tout à coup extrait des remous de l’histoire ? Puisqu’aucun texte ni citation n’aident à la lecture, ne reste que l’observation patiente des signes visuels occupant chacune des quarante-six photographies pour reconstruire cet univers sobre et dépouillé qu’offre Cristian Ordóñez.

Le photographe propose un parcours déambulatoire méditatif, arrêtant son regard ici sur le pavé crevassé par les cycles répétitifs des gels saisonniers, là sur un mur de béton traversé d’une longue et mince fissure. De celle-ci semble s’échapper une humidité propice à la pousse d’une végétation cherchant à reprendre son droit sur la ville. Tout au long de l’ouvrage, ces surfaces noircies, craquelées et usées sont autant de rappels de l’érosion lente et continue de toutes choses, paraissent-elles immuables et indestructibles, ou fragiles et éphémères. Ordóñez invite à regarder le monde à la fois pour ce qu’il a pu être dans le passé, mais aussi pour ce qu’il deviendra une fois que notre bref passage dans ces paysages sera un souvenir lointain et fugace.

Au loin, dans les arrière-plans, se découvrent quelques habitations paraissant tout aussi désertées. Cette distance nous séparant de ces bâtiments évoque tout autant la discrétion du photographe qu’une certaine déférence qu’il exprime envers ces lieux effacés et dont il semble s’éprendre. Dans la confidentialité des arrière-cours et des terrains vagues, l’artiste trouve les matériaux visuels lui permettant d’écrire un récit pour lequel on imagine aisément une trame sonore lourde, aux sonorités de basses fréquences, traduisant pour l’ouïe ce que le regard soupèse déjà dans la densité tonale globalement – et visiblement volontairement – assombrie. À cet égard, quiconque visitera le site Internet du photographe découvrira une fascinante piste audio composée par l’artiste Justin Pape et présentée en compagnie de l’installation photographique d’Ordóñez exposée à Santiago, au Chili, en 20221. Avec cette bande sonore, la lecture devient tout spécialement prenante : elle nous projette dans une expérience phénoménologique du paysage, propulsant notre imagination jusqu’à ressentir les temps frais des paysages automnaux ou l’humidité des terres gorgées d’eau au printemps.

Si la séquence photographique se compose principalement de détails du monde bâti, la présence d’une nature insistante se fait toutefois remarquer, d’abord dans ses manifestations les plus discrètes (les herbes entre les fissures d’asphalte, par exemple), puis dans certaines images où elle envahit complètement les lieux dépeints. La résilience d’un tronc d’arbre, tordu par on ne sait quels phénomène ou force ; le boisé urbain enseveli sous la vigne et les herbes hautes ; la forêt dense où s’insinue la longue tige d’un arbre tentaculaire ; la souche étouffée par les brindilles écrasantes : dans la séquence, chacune de ces irruptions organiques et enchevêtrées offre un contrepoint aux briques affalées, aux métaux torsadés et à la peinture écaillée. Dans la dernière image du livre, il est d’ailleurs difficile de ne pas anthropomorphiser la longue branche s’agrippant au tronc d’un arbre comme si elle voulait le retenir, photographiée en contreplongée et symbolisant, peut-être, une humanité en perte de repère, retenant ce qu’elle peut du lien qui la retient au monde du vivant.

Frequency propose un regard lucide et sensible sur le monde présent et à venir, incarné dans une présentation élégante qui démontre une compréhension indéniable des stratégies graphiques et conceptuelles caractérisant le potentiel créatif du livre photographique. Il n’est pas surprenant qu’il ait déjà remporté plusieurs prix, dont la bourse Burtynsky, octroyée dans le cadre du Festival de photo Contact Banque Scotia de 2021 et destinée spécifiquement à la production d’un livre photographique. Publié à compte d’auteur, le livre s’ajoute à une liste déjà impressionnante de publications produites par l’artiste dans un esprit d’expérimentation. Photographe prolifique et designer graphique estimé2, Ordóñez signe ici une œuvre aboutie pour laquelle on ne peut espérer qu’une diffusion grandissante.

1 https://cristianordonez.com/works/frequency/#audio
2 Cristian Ordóñez signe la conception graphique et la direction artistique de plusieurs livres
photographiques, dont ceux publiés sous le sceau d’Another Earth, une plateforme de diffusion qu’il a créée en compagnie des artistes Abbey Meaker et Estefania Puerta. Également, on se souviendra du livre de Betty Bogaert (La montagne qui hurle, 2021, autopublié, https://cielvariable.ca) et on attendra avec impatience celui d’Hua Jin prévu bientôt (Dundee, 2023, VU, Centre de diffusion et de production de la photographie). Ces deux derniers ouvrages sont le fruit d’une collaboration entre Ordóñez et les autrices.

Louis Perreault vit et travaille à Montréal. Il déploie sa pratique à l’intérieur de ses projets photographiques personnels ainsi que dans les projets d’édition auxquels il collabore grâce aux Éditions du Renard, qu’il a fondées en 2012. Il enseigne la photographie au Cégep André-Laurendeau et contribue régulièrement au magazine Ciel variable, pour lequel il recense la parution de livres photographiques.