Patrick Beaulieu, El Perdido — Julie Martin, En route vers nulle part

[Été 2024]

En route vers nulle part
Julie Martin

[EXTRAIT]

Quel récit peuvent livrer les photographies ?
Comment restituer une performance ?
Comment raconter un déplacement avec des images fixes ?

Ces questions traversent l’histoire de la performance et celle de la photographie, et sont au cœur du travail de l’artiste Patrick Beaulieu qui en renouvelle l’approche en liant les deux dans une poétique du déplacement fort singulière. Quand il embarque à bord d’un camping-car vieillissant baptisé El Perdido à l’été 2017, il n’a pas la moindre idée de la destination de son voyage. Ce projet s’inscrit dans la lignée des excursions poétiques qu’il initie depuis plusieurs années, comme les odyssées transfrontières réalisées en s’en remettant à la migration des papillons monarques en 2007, au gré des vents en 2010 ou au hasard d’une roue de la Fortune en 2012.

Cette fois, l’artiste part à la recherche de lieux qui n’existent pas. Il prend la route à Lost City et s’enquiert obstinément du « chemin de l’oubli » auprès des passants qu’il croise. Tout autant surprenant qu’absurde, ce protocole le mène sur les routes de l’Oklahoma et du Texas, puis l’année suivante au Mexique. Le voyage s’achève au « paseo no me olvides » (« passage ne m’oublie pas ») dans la capitale mexicaine.

Pour raconter son périple, Patrick Beaulieu choisit de montrer en exposition les objets qui y ont contribué : son véhicule, le matériel de camping, ainsi que les livres qui l’ont accompagné. L’artiste documente aussi visuellement sa déambulation à travers des vidéos et des photographies.

Une première série de clichés livre une signalétique hétérogène constituée de panneaux de signalisation, d’enseignes et de flèches. À bien y regarder, les panneaux n’indiquent rien et se révèlent peu utiles si on attend d’eux une quelconque information. Les immenses billboards sont souvent vides, parfois les quelques affiches qui y demeurent sont à l’état de lambeaux, certains panneaux sont retournés tête en bas, d’autres dévorés par la rouille, des flèches directionnelles, qu’on suppose avoir été un jour lumineuses, pointent vers le sol.

La signalétique n’est plus en mesure de remplir ses fonctions et tout déplacement efficace est rendu impossible. L’ensemble produit un effet de désorientation et de dérive. De l’Oklahoma à Mexico, les lieux se ressemblent comme si aucune distance n’avait été parcourue ; partout les mêmes tôles ondulées, les mêmes rebuts de plastiques, les fils électriques qui courent invariablement de poteau en poteau, trop de grillages et de barbelés fatalement identiques. Autrefois actifs, ces espaces sont aujourd’hui désertés, relégués, en quelque sorte oubliés. À bord du Perdido, la dimension habituellement romanesque, voire héroïque, du voyage décline pour laisser la place à l’inutilité et devenir une errance délibérée dans des espaces souvent jugés inintéressants, insipides, laids.

L’histoire du territoire nord-américain est déterminée
par les déplacements : ceux, conquérants, des colons, ceux contraints des peuples autochtones, ceux des esclaves déportés pour être exploités dans les champs de coton, plus tard ceux des agriculteurs jetés sur les routes par la crise financière. Les États-Unis ont constitué une terre d’accueil pour une grande quantité de migrants européens au début du 20e siècle, avant que des régimes de quotas n’entravent leur déplacement et plus tard ceux des populations venues du Sud du continent.

Ces lois sévères s’opposent à la liberté de mouvement dont bénéficient les populations locales, en particulier grâce à la voiture. Celle-ci a en effet remplacé le chariot, le train, le cheval, qui ont joué un rôle essentiel dans la conquête du continent, et a laissé son empreinte sur la société, où la mobilité demeure, depuis les années 1950, une expression de la vie moderne et de la réussite sociale. Le road trip est devenu le déplacement étatsunien par excellence, rendu populaire par la littérature et plus encore par le cinéma. Le tourisme de masse a fini de pacifier et de restaurer la vision de l’excursion à travers le sol nord-américain. Et aujourd’hui, les agences de voyages vendent des circuits sur mesure aux touristes en quête d’aventure.

Patrick Beaulieu va à rebours de cette dynamique et choisit de porter son intérêt loin des sites évoquant l’histoire de la nation, loin des curiosités naturelles et architecturales, à l’écart des paysages spectaculaires et des installations dédiées aux loisirs. Il n’efface, de ces clichés, ni la peinture qui s’écaille, ni les fissures qui lézardent le bitume, encore moins les fils électriques qui barrent le ciel. Comme un indice laissé au spectateur, l’ouvrage Being Elsewhere placé dans la boîte à gant du véhicule, lui-même emblème par excellence de la mobilité touristique, rappelle que le tourisme a été historiquement constitutif de distinctions sociales, d’un rapport de consommation au territoire, d’une histoire figée du pays.

Pourtant, de ces lieux sans charme évident, l’artiste parvient à produire des images à la composition précise qui suspend le temps. Les rehauts rouges d’une flèche, d’un panneau, d’une voiture ou encore des bandes du drapeau étatsunien appellent les regards sur ce qui n’en reçoit que peu.

Surtout, de la même manière que des adventices parviennent à s’imposer dans les fissures du bitume des routes négligées, jaillit sur le chemin une petite chose inattendue et revigorante : la bonne volonté de celles et ceux qui
s’efforcent d’aider le conducteur faussement égaré. Les bras et les mains des gens indiquant des directions sont capturés par un appareil placé en surplomb, sur le toit de l’autocaravane. Sur les images obtenues, les vêtements et les accessoires de ces alliés improvisés témoignent des activités suspendues un moment pour s’approcher du véhicule et s’occuper du voyageur perdu. Toute la gestualité manifeste la sollicitude déployée.

La quête « peut prendre la forme d’un visage », écrit Alexis Pernet. Comme pour plusieurs de ses expéditions, Patrick Beaulieu choisit la compagnie d’un acolyte et de son expertise. Cette fois-ci, c’est le géographe Alexis Pernet qui monte à bord et couche quotidiennement des mots dans un journal de voyage. Ces derniers accompagnent les photographies de l’artiste dans le livre qui constitue l’une des formes de restitution du projet. Alors que l’angle de prise de vue en plongée ne laisse pas voir les visages et préserve l’identité des personnes, la lecture des textes nous dévoile de courts portraits de ces rencontres. Celui-ci cherche sur une carte, quand celle-ci saisit la destination demandée sur son téléphone intelligent. Un autre fouille Internet et passe avec persévérance de nombreux coups de fil. Ces diverses investigations génèrent une profusion de paroles, de partages d’où émergent des indications plus ou moins confuses, et les voyageurs, à leur grande satisfaction, restent déboussolés.

Sur les conseils reçus, ils iront mieux se perdre, faire des détours et des demi-tours, échouer dans des voies sans issue. « No me olvides », implore le dernier panneau du voyage, trouvé à Mexico. Dans ce projet, mots et images s’allient
et conjurent l’oubli en gardant la trace de ceux et celles qui ont été croisés sur la route. Patrick Beaulieu s’en remet aux gens, il mise sur leur bienveillance et rend hommage à leur générosité.

Une pure perte donc, mais dont il y a sûrement beaucoup à gagner.

[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 126 – TRAJECTOIRES ]
[ L’article complet et plus d’images, en version numérique, sont disponibles ici : Patrick Beaulieu, El Perdido — Julie Martin, En route vers nulle part]