[Automne 2024]
Damer le pion
par Caroline Nepton-Hotte
[EXTRAIT]
« La concurrence entre multinationales de nos jours risque de s’apparenter à un jeu d’échecs en trois dimensions : les déplacements que fait une organisation dans un marché sont conçus pour atteindre des objectifs dans un autre marché sans que cela transparaisse pour ses rivales. »
– Ian C. MacMillan, Alexander B. van Putten et Rita Gunther McGrath, 20031
« C’est une grande partie d’échecs qui est en train de se jouer – dans le monde entier – du moins, si ce que je vois est bien le monde. Oh ! Comme c’est amusant ! Comme je voudrais être une des pièces ! Ça me serait égal d’être un Pion, pourvu que je puisse prendre part au jeu – mais, naturellement, je préférerais être une Reine. »
– Lewis Carroll, 18712
« Nous avons tendance à croire que les pions sont superflus. Nous nous trompons. »
– Peter Zhang, 20133
L’échiquier en marbre dérive tel un radeau de glace sur la mer la nuit. Des tours, des fous et un roi en ivoire de morse sont épaulés par un nombre quasi équivalent de pions humains, à la robe uniforme roturière de couleur crème, portant foulard et collier, dans des expressions diverses d’affliction et de désespoir. Un pion n’a plus de figure d’ivoire à défendre : sa reine assiégée, seule au premier plan, fixe l’abîme sombre du bord avant du plateau. Une porte rouge vif aux verrou et cadenas rouillés ferme le fond de la scène. L’image est paradoxale, suggérant des possibilités en apparence infinies et un au-delà sans limites sur arrière-plan de réclusion et de coercition.
Rules of Engagement est une œuvre de la série Game Theory: Global Gamesmanship (2018–2019) de Suzy Lake. Celle-ci a été inspirée par la visite de l’artiste au British Museum, où elle a découvert la collection de pièces de jeu d’échecs du 12e siècle de Lewis, considérée comme l’un des ensembles médiévaux complets les plus anciens. Frappée par la sculpture de la reine, dont la main était lourdement appuyée sur la joue, Lake a perçu dans le visage et la posture du personnage plusieurs émotions possibles, allant de la détresse à la tristesse en passant par la surprise, et y a trouvé un écho avec le climat politique et social oppressant de la fin des années 2010. Se réduisant elle-même à la taille des figurines d’ivoire sculpté, Lake prend la forme d’une pièce de jeu d’échecs humaine, alternant entre les fonctions de reine et de pion. Les portraits en pied de l’artiste dans ces rôles imprègnent les pions de particularités émotionnelles dont étaient exemptes les statuettes d’origine, et la reine affiche une palette complexe de sentiments conforme à la charge de son pouvoir et de ses responsabilités. Dans la série, d’autres pièces maîtresses, comme le roi, et celles ayant une plus grande amplitude de mouvement sur le plateau – comme le cavalier et la tour – sont occultées par la figure répétée de Lake passant de la reine aux pions, explicitant la relation essentielle entre ces deux.
Avant le 15e siècle, les déplacements de la reine, tout comme ceux des pions, étaient limités à une case par coup ; le pion, quant à lui, s’il parvient à la huitième rangée, est promu reine, tour, fou ou cavalier, le titre de reine étant la promotion la plus avantageuse. Dans le livre pour enfants De l’autre côté du miroir, et ce qu’Alice y trouva, écrit par Lewis Carroll en 1871, l’héroïne Alice, passée à travers un miroir, se retrouve dans un univers où tout est inversé et la vie, une quête organisée autour d’une partie d’échecs. Mise au défi par la Reine Rouge de passer de la deuxième rangée, où elle commence son aventure en tant que pion de la Reine Blanche, à la huitième, Alice y parvient et devient reine. À l’instar d’Alice, le jeu incarné de Lake évoque la tradition pluricentenaire des parties d’échecs humaines, une forme de jeu qui est une métaphore de ceux qui se déroulent dans les sphères sociales, politiques et économiques à l’échelle mondiale.
Dans une œuvre précédente, Authority is an Attribute Part II (1991), que Lake a créée en collaboration avec les Teme-Augama Anishnabai de l’île Bear en soutien à leur revendication territoriale face au gouvernement de l’Ontario, un ensemble intitulé The Game Players comporte dix-sept photographies montrant une partie d’échecs entre deux hommes vêtus d’un complet sur arrière-plan forestier. Bien qu’il s’agisse, avant Game Theory, de la seule référence explicite faite par l’artiste aux échecs, la reconnaissance des formes est une aptitude stratégique dans ce jeu, qu’elle met à profit dans sa manière de définir et de reprendre les thématiques prépondérantes dans toute son œuvre, en particulier les questions de pouvoir, d’autorité et de contrôle ; comme l’exprime Martha Hanna, l’attention aux relations de pouvoir qu’implique le féminisme se décline dans le travail de Lake comme symbolique d’un combat personnel, et sa pièce témoigne de ses avancées4. Avec Choreographed Puppets (1976–1977), Lake apparaît dans l’espace scénique qui fait office de cadre, les poignets et chevilles attachés à des sangles hissées par-dessus un bâti en bois. Deux « marionnettistes » manipulent les lanières depuis en haut, la faisant s’agiter à la manière d’un pantin sans contrôle sur ses mouvements. Dans ImPositions #1 (1977), ses bras et jambes sont entravés par une corde enroulée autour de son corps, et elle est encore plus bridée par les rangées étouffantes de casiers en bois qui la cernent ; pour Vertical Pull #1 (1977), on la voit une fois de plus ligotée et tirée par un acteur hors champ, dévalant des marches dans un rendu flou d’une grille de douze images. L’artiste joue de constance dans chacune de ces œuvres (comme elle le déclarera elle-même : « Je ne tente pas d’exprimer ce qu’est mon identité. Je ne suis pas une sorte d’héroïne racontant sa vie. J’avais besoin comme point de repère d’un sujet stable, vulnérable. Si je me choisis comme modèle, c’est parce que je m’ai toujours sous la main, jamais bien loin5. »), mais ses mouvements et son agentivité font intervenir une interdépendance reposant sur l’autre – un élément clé de la théorie du jeu.
L’emploi de la grille est une stratégie organisationnelle récurrente dans le travail de Lake ; pour Game Theory, elle se manifeste sous la forme de l’échiquier sur lequel se tiennent des personnages humains et non humains, prenant au pied de la lettre un rapport figure/fond McLuhanesque sous l’angle duquel on peut également décrypter les œuvres plus anciennes de l’artiste : il ne s’agit pas uniquement des mouvements effectués par une actrice sur un plateau de jeu, une scène, ou devant un appareil photo, mais bien des structures et systèmes – l’environnement dans sa globalité – qui dirigent ces gestes, auxquels il faut prêter une égale attention, voire plus. L’échiquier n’est pas un support anodin pour la partie qui se déroule à sa surface, mais un déterminant décisif de l’issue de celle-ci. La reine, toutefois, a la capacité de bouleverser l’interaction figure/fond ; dans un échange « fouillé » sur le thème des échecs entre les théoriciens des médias Eric McLuhan (fils de Marshall) et Peter Zhang, le premier observe que « la reine détient toujours le pouvoir. Elle est le pouvoir derrière le trône. Quand elle est reléguée aux marges, ignorée, elle exerce un pouvoir absolu – comme le socle. C’est une convention très subtile dans ce jeu, qui porte en elle sa propre forme de vérité6. » Quand Lake pose en reine, elle incarne ce pouvoir, se mouvant par des expressions et attitudes de défi, d’autorité, et le poids de la responsabilité.
À la différence du miroir d’Alice, la sinistre porte rouge de Rules of Engagement semble infranchissable. Mais elle rappelle aussi une autre œuvre antérieure de Lake : Pre-resolution: Using the Ordinances at Hand (1983–1985), créée à l’époque où se déroule Mille neuf cent quatre-vingt-quatre, le récit édifiant d’Orwell paru en 1949, et alors qu’Apple lance sa publicité télévisuelle « 1984 », qui fracassait les codes du genre et où l’affranchissement de l’uniformité était incarné par une athlète célèbre projetant une masse vers un personnage aux allures de Big Brother sur un grand écran. Dans sa série, on voit Lake manier une masse semblable et défoncer un mur peint en rouge jusqu’à sa structure en lames de bois. Confinée à la surface de la photo, elle trame un plan d’évasion alternatif : par le fond de l’image elle-même. En analysant Game Theory de Lake à quarante ans de distance de Pre-resolution, le message n’est, hélas, pas si libérateur ; le transfert de son corps sur l’échiquier médiéval amplifie les cycles immuables de la violence et de la conquête humaines et l’autre côté du miroir comme une réalité dystopique qui n’offre pas de billet de retour. Les fentes dans son échiquier de marbre semblent moins être une voie d’évasion qu’une rupture systémique irréparable, symboles d’un dogme nous précipitant vers une fin de partie singulière, dévastatrice. Traduit par Frédéric Dupuy
[ Numéro complet, en version papier et numérique, disponible ici : Ciel variable 127 – SŒURS, COMBATTANTES, REINES ] [ L’article complet en version numérique est disponible ici : Damer le pion]
Notes
1 Ian C. MacMillan, Alexander B. van Putten et Rita Gunther McGrath, « Global Gamesmanship »,
Harvard Business Review, vol. 81, no 5 (mai 2003), p. 62.
2 Lewis Carroll,
De l’autre côté du miroir, et ce qu’Alice y trouva, 1871. [Traduction française :
https://touslescontes.com/biblio/conte.php?iDconte=355. Consulté le 30 mai 2024.]
3 Peter Zhang, dans Eric McLuhan et Peter Zhang, « Media Ecology: Illuminations »,
Canadian Journal of Communication, vol. 38, no 4 (2013), p. 467.
4 D’après Martha Hanna,
Suzy Lake : points de repère, Ottawa, Musée canadien de la photographie contemporaine, 1993.
5 Suzy Lake, citée dans Sophie Hackett, « A New Scene in Montreal »,
Introducing Suzy Lake, Georgiana Uhlyarik (dir.), Londres, Black Dog Publishing, 2014, p. 68.
6 Eric McLuhan, dans McLuhan et Zhang, « Media Ecology », p. 468.
L’artiste
Née en 1947 à Detroit, Suzy Lake immigre à Montréal en 1968 alors qu’elle entame sa pratique artistique, puis s’installe à Toronto en 1978, où elle vit toujours. Cofondatrice de Véhicule Art Inc. (Montréal, 1972) et du Toronto Photographers Workshop (Toronto, 1978), elle fait partie des premières femmes artistes au Canada à travailler en performance, vidéo et photographie pour explorer les politiques du genre, du corps et de l’identité. Elle participe à d’importantes expositions, notamment, dans les années récentes, WACK! Art and the Feminist Revolution et Traffic: Conceptual Art in Canada 1965–80. En 2014, le Musée des beaux-arts de l’Ontario présente Introducing Suzy Lake, une rétrospective sur l’ensemble de sa carrière, accompagnée d’un catalogue conséquent. suzylake.ca
L’autrice
Erin Silver est professeure agrégée en histoire de l’art et études critiques et muséologiques à l’Université de Colombie-Britannique. Elle est l’auteure de Taking Place: Building Histories of Queer and Feminist Art in North America (Manchester University Press, 2023) et de Suzy Lake. Sa vie et son œuvre (Institut de l’art canadien, 2021), et a codirigé (avec Amelia Jones) Otherwise: Imagining Queer Feminist Art Histories (Manchester University Press, 2016) et (avec taisha paggett) le numéro de l’hiver 2017 de C Magazine, « Force », sur les féminismes intersectionnels et la culture du mouvement.