Kiss Landing, par Fatine-Violette Sabiri – Fanny Bieth

[4 décembre 2024]

  • Kiss Landing, Fatine-Violette Sabiri, Québec, VU, 2024, 268 pages, 20 x 29 cm, photographies en couleur, couverture souple, reliure cousue, impression offset
    Kiss Landing, Fatine-Violette Sabiri, Québec, VU, 2024, 268 pages, 20 x 29 cm, photographies en couleur, couverture souple, reliure cousue, impression offset

Publié par VU, Kiss Landing de Fatine-Violette Sabiri rassemble près de 200 photographies prises à Casablanca, où l’artiste est née, et à Montréal, où elle vit et travaille. Réalisés sur une période de dix ans, les clichés explorent sa double appartenance et exposent les liens forts qui l’unissent à ces villes entre lesquelles elle voyage régulièrement depuis son enfance. Orientant son objectif vers son environnement immédiat, la photographe met en lumière la façon dont les deux lieux, malgré la distance géographique, s’unissent pour former le cadre de son expérience personnelle.

En aviation, l’expression anglaise « kiss landing » désigne un atterrissage en douceur, presque imperceptible. Cette douceur, dans le cas présent, renvoie d’abord vers l’intimité et la familiarité qu’entretient l’artiste avec les lieux où elle atterrit, vers l’hospitalité de ses proches dont les portraits – genre majoritaire dans l’ouvrage – peuplent son travail. Ceux-ci, qui semblent tantôt pris sur le vif, tantôt posés, témoignent des relations affectives qui sont centrales dans Kiss Landing et, on peut aisément l’imaginer, dans le rapport d’attachement qui lie Fatine-Violette Sabiri à Montréal et à Casablanca. La dimension privée est prédominante : non seulement les images nous plongent-elles dans l’espace personnel des individus (la chambre, voire le lit reviennent très régulièrement), on y devine aussi sans difficulté les instants partagés qui encadrent les prises de vue.

Un atterrissage presque imperceptible, donc. Et de fait, les frontières dans l’ouvrage sont parfois peu évidentes. Nombreuses sont les images que l’on ne saurait situer à partir des informations visuelles qu’elles contiennent. Leurs cadres souvent serrés, leurs couleurs douces, leur lumière et leur grain quasi mélancoliques confèrent une forte impression de cohésion à l’ensemble. Les photographies, qui occupent le plus souvent une ou deux pleines pages, ne sont d’ailleurs pas immédiatement identifiées. Il faut se rendre à la fin du livre pour obtenir des renseignements sur l’identité des personnes représentées, le lieu et la date d’une prise de vue. Là, la quatrième de couverture se déplie pour découvrir sur trois pages les reproductions en miniature de l’ensemble des photos de l’ouvrage. Un système de numérotation permet d’associer chacune à sa légende, qui se trouve au verso. Cette vue d’ensemble, que n’autorise pas la forme livre, offre une autre appréhension des images, permet d’apprécier d’un coup d’œil le déroulement de la série, mais aussi de nouer des liens entre elles.

La photographie 72 est particulièrement éloquente quant au brouillage des frontières qui infuse l’ensemble de l’ouvrage. Elle occupe deux pages et est donc matériellement divisée par le pli du livre. Sur la page de droite, on voit un lavabo sous un téléviseur allumé dans un coin de mur au papier peint psychédélique. Sur celle de gauche, un jeune homme, assis, de profil devant une fenêtre dont le store est déroulé. Le pli du livre concordant avec la division de l’espace de l’image, il n’est pas évident de savoir, au premier abord, s’il s’agit d’une ou de deux photographies qui vont particulièrement bien ensemble, si l’on est dans un ou deux lieux, sur un ou deux continents. En se référant aux légendes à la fin, on comprend très vite qu’il s’agit d’une seule et même image, et surtout, on réalise que c’est là un portrait de celui que l’on voit tout jeune garçon dans la photographie précédente, prise une dizaine d’années plus tôt. Nounou fait partie des quelques figures qui reviennent régulièrement au fil de Kiss Landing. Fatine-Violette Sabiri a d’ailleurs consacré une exposition (Khey, galerie Pangée, automne 2024) aux liens qu’elle entretient avec ce petit frère qui a grandi au loin.

La photographie opère comme un talisman qui déjouerait la distance. Plus que du voyage, c’est sous le signe de la distance qu’est placé Kiss Landing. Cette distance spatiale, sous-tendue par nombre de départs et de retrouvailles, influence nécessairement le regard, lui donne une certaine intensité. Naturellement, l’attention se porte sur le familier que l’on retrouve et que l’on quitte, selon des vagues qui donnent toute sa grandeur et sa beauté au banal (un lit, une corbeille de fruits, un repas, etc.). La proximité qui forme la substance de l’ouvrage répond à l’éloignement géographique : dans l’intimité de l’expérience individuelle, des liens invisibles, mais ténus, se tissent entre deux villes, si bien que l’on se trouve comme enserré dans l’interstice de leur embrassade. Kiss Landing donne à voir cet enveloppement dans lequel se négocie l’existence, à travers les lieux, les êtres et les choses dont on s’entoure pour se faire un monde.

 


Née en 1994, Fatine-Violette Sabiri est diplômée de l’Université Concordia. Dans sa pratique, elle fait appel à la photographie, aux textiles et à des techniques artisanales traditionnelles à partir desquels elle tire des récits teintés d’autobiographie. Elle a exposé au Canada, au Maroc, en République tchèque et est représentée par la galerie Eli Kerr, de Montréal. elikerrhq.com/fatine-violette-sabiri-news


Fanny Bieth est autrice et doctorante en histoire de l’art à l’UQAM, spécialisée en études photographiques. Ses recherches portent sur les rapports entre la psychiatrie et les médiums photo et cinématographiques. Elle est responsable de l’édition de la revue Captures.