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La Biennale de Venise, Les petites nations – Michèle Cohen Hadria

[Automne 2009]

Les petites nations
Du 7 juin au 22 novembre 2009

La vertu cardinale de toute biennale serait d’inspirer un modèle centripète, non centrifuge. Or la prééminence, lors de cette cinquante-troisième Biennale de Venise, accordée à des artistes occidentaux confirmés a eu pour effet d’opposer nos puissances autocentrées à des microcosmes politiques/urbains/régionaux dont le noyau se révélait pourtant d’une brûlante actualité. Prêter une voix majeure à ces « etites nations » risquant la désaffection, voire la submersion symbolique, nous eût inversement confrontés à des problématiques spécifiquement globales, conférant ainsi à ce rendez-vous international une valeur qualitative autrement circonstanciée.

Assignées, par suite du démembrement de l’URSS, à un lointain excentré, quatre républiques d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Uzbekistan) apportaient une bouffée d’oxygène. Ermeck Jaenisch, (Kirghizistan) à travers ses collages faits main, blasons hybrides et aériens à l’insolite exhalaison rurale / chamanique ; Jamshed Kholikov (Tadjikistan), répertoriant deux cents abribus à l’esthétique soviétique vernaculaire et surannée, à Bishek, Hisor, Istrahan, Khojent, Pamir, jusqu’en Uzbekistan ; Yelena Vorobyena et Viktor Vorobyev (Kazakhstan), ouvrant la chambre d’un artiste (spleen d’un mannequin sous la couverture) et disséminant des phrases au mur, comme par rayonnement. Réfléchissant aux perceptions de jour et de nuit, à l’est ou à l’ouest selon l’horizon qu’on habite, ces deux artistes visent un lieu dominant, générateur d’attraction et d’exclusion. L’Asie centrale, jadis axe majeur de la route de la soie, nous remémore le déclin des empires hittite, grec, romain, byzantin, perse… à travers le regard de témoins contemporains d’un échec idéologique ambigu mais qui, doués d’une fraîche ironie1, relancent la vivante machine de l’art.

Quand Paolo W. Tamburella, jeune artiste italien, apprend le verdict frappant les djahazi, barques comoriennes traditionnelles assurant le déchargement des cargos vers le port de Moroni, il prend l’avion, restaure avec les dockers un de ces séculaires esquifs, symbole d’une ressource locale perdue. Cette présentation à la Biennale d’une petite nation en perte de vitesse en raison de la mondialisation tient de la prouesse. Entre Madagascar et le Mozambique, les Comores constituaient une étape vers l’océan Indien. C’est donc par mer que s’imposa ce plaidoyer pour un métier en déshérence ignoré de l’actualité. Surchargée d’un conteneur bien nommé Capital»,la djahazi amarrée aux Giardini brava les drapeaux des nations. Ses laborieuses restauration, transfert et mise à flot opéraient comme performance propre à sensibiliser le monde aux affres de régions du sud qu’affecte une surdité néo-libérale généralisée.

« Événement collatéral », la présence de la Palestine, (malgré cet intitulé malheureux) fut historique. Taysir Batniji, originaire de Gaza, Emily Jacir, vivant aux États-Unis, Sandi Hilal et Alessandro Petti, travaillant à Ramallah, se sont distingués par de complexes traitements spatiaux/sociaux. Emily Jacir, soulignant les liens culturels qu’a entretenus la puissante Venise avec l’Orient, dont attestent ses magnifiques monuments et précieux arts appliqués (la technique du verre soufflé ayant été inventée en Palestine), a préconisé la traduction en arabe des noms de stations jalonnant le Grand Canal. Pour raisons « municipales » ce projet ne vit pas le jour, confirmant l’écart qui sépare les intentions officielles d’une praxis critique, pourtant riche de sens. Pour Taysir Batniji, installé à Paris, le lieu natal, devenu inaccessible, s’est dialectisé par jeux d’ubiquités. Une pièce blanche aux dimensions de son atelier à Gaza abritait la performance Hannoun, où l’artiste a taillé en pure perte des crayons dont les collerettes chutant au sol incarnaient un champ de coquelicots, symbole en Palestine des combattants pour la liberté. Sur deux écrans noirs fixés à l’extérieur de l’atelier, un comput chiffrait, entre 2006 et 2009, les jours, mois, années de son absence, en un fugace déroulé de secondes. Des cités telle Gaza, deviennent provinces cruciales, face à Jérusalem, capitale contestée, car névralgique. Excentrée, Gaza n’offre pas de superficie « sacrale similaire », c’est sa clôture identificatoire, plutôt, qui incarne, par l’exemple, le pays entier.

Pour Sandi Hillal et Alessandro Petti, la ville de Ramallah opère comme moteur insulaire au cœur du pays. Son statut avant-gardiste la démarque d’autres villes restées plus traditionnelles. Banlieue devenue noyau brûlant, elle condense, par ses ONG, partis politiques, universités et institutions, une société en devenir. De pertinentes discussions échangées entre jeunes Palestiniens sur un blog, portant sur une construction de l’espace (serait-ce sous tension coloniale), se faisaient écho dans une chambre insonorisée, annonçant la préparation démocratique des classes moyennes tandis que loin de ces avancées, la politique des partis s’opacifie…

La Catalunya proposait un parcours aussi exemplaire. Labyrinthes d’aggloméré incrustés de moniteurs vidéo, noms d’associations de gauche de la planète défiant un essaim de logos consuméristes, clichés façon Benetton jurant avec les moments clés de l’histoire du XXe siècle donnaient le sentiment d’évoluer au cœur d’un microcosme réflexif. Des actualités hier poignantes (Allemands de l’Est fuyant le rideau de fer, Desparecidos d’Argentine, étudiants chinois place Tiananmen, Twin Towers en flammes, échauffourées à Ceuta entre police et migrants) incitaient à la relecture de douloureux corpus d’archives.

Près de Barcelone, des manifestants brandissant des affiches, en lettres géantes, contre la construction d’une bretelle d’autoroute ; le musée d’un vieil original thésaurisant ces choses qu’on jette ; sur Google, un zoom, par satellite, montrant littoraux, villes, quartiers ; l’argent, envisagé comme rituel anthropologique ; des textes de philosophie politique en ligne, éveillaient à un principe de réalité que confirme la contestation populaire d’une dérive des pouvoirs. Tenter, par-delà l’échec du communisme, d’élaborer une communauté de partage semblait le fil conducteur de ces œuvres. Il serait trop long d’en pénétrer les arborescences complexes émanant d’une tradition catalane libertaire venant encore enrichir cette « communauté inavouable » inspirée de Blanchot et qui, à elles seules, mériteraient une étude. Il nous suffira d’en saisir l’essence situationniste, activiste, écologique, laquelle, suivant Joan Vila-Puig et Elvira Pujol (Sitesize), Daniel G. Andùjar (Technologies to the People) et Pedro G. Romero (Archives F.X.), pourrait nous muer en ces objecteurs de conscience ou- tillés de la dimension numérique, érudite mais accessible, d’imminentes (et peut- être transnationales) sociétés civiles de demain.

1 « Making Interstices » voir les textes instructifs de Beral Madra, commissaire turque de l’exposition, d’Oksana Shatalova, artiste et critique d’art (Kazakhstan), de Gamal Bokonbaev (Kirghizstan), de Larisa Dodkhudoeva (Tajikistan) et de Boris Chukhovich (Uzbekistan).

Michèle Cohen Hadria collabore à diverses revues, dont Artpress (Paris), Ciel variable, ETC. (Montréal), N. paradoxa, Third Text (Londres). Elle s’intéresse actuellement aux pratiques artistiques du Sud.