Anne Bénichou – Renouer avec l’esthétique de l’archive photographique

[Automne 2002]

par Anne Bénichou

Dès son origine, au XIXe siècle, la photographie est orientée vers l’archive. Comme le montre Allan Sekula, dans The Body and the Archive1, pour que la pratique photographique réponde aux exigences d’une entreprise archivistique et que les clichés deviennent des documents d’archives, les photographes du xixe siècle ont créé deux stratégies.

La première consiste à soumettre les photographies à des règles stylistiques et compositionnelles strictes afin de réduire les singularités à quelques traits emblématiques. L’entreprise archivistique est alors conçue comme un échantillonnage de la diversité du monde. La seconde refuse cette codification des photographies et cherche plutôt à rendre compte de la multiplicité des spécificités. Un système de classement est alors nécessaire pour pouvoir retrouver chaque unité parmi la grande quantité d’images produites.

Depuis les années 1960, plusieurs pratiques artistiques occidentales renouent avec l’esthétique de l’archive photographique et reprennent à leur compte ces deux tendances. Il s’agira ici de montrer comment s’effectue cette reprise, et de saisir quelques-uns de ses enjeux. La réflexion ne privilégiera pas la question de la mémoire et de l’histoire, pourtant intrinsèque à la notion d’archive, mais considérera le recours à l’archive photographique comme une stratégie par laquelle les artistes contemporains redéfinissent les limites de leur champ d’activité.

Inventorier
De nombreuses œuvres s’inscrivant dans cette esthétique de l’archive se présentent sous la forme d’inventaires photographiques. Les individus, la faune, la flore, la culture matérielle dans son ensemble peuvent être l’objet d’un inventaire. Edward Ruscha compte parmi ceux qui inaugurent cette stratégie, avec Twenty-Six Gasoline Stations, un petit livre paru en 1962, composé, comme son titre l’indique, de vingt-six photographies noir et blanc de stations d’essence sur la route 66 qui relie Los Angeles à Oklahoma City. Chacune d’elles, disposée sur une page, est accompagnée d’une légende réduite au strict minimum : la marque de l’essence, le nom de la ville et celui de l’État. D’autres livres, sur le même modèle, suivent, basés sur des éléments iconographiques tels les palmiers, les piscines, les appartements et les parkings de Los Angeles, le tout dressant un portrait éloquent de la Côte Ouest américaine des années soixante. Ruscha réalise lui-même ces photographies, mais avec le souci qu’elles soient les plus banales possibles. Il rejette de façon radicale les marques artistiques du médium. Au sein de chaque série, les cadrages sont identiques : les immeubles résidentiels de Los Angeles sont pris de plain-pied; les parkings, en vue aérienne; et les palmiers, complètement décontextualisés, flottent sur la page blanche à la manière de spécimens botaniques. Les livres, qu’il édite lui-même, sont reproduits en offset, sur du papier ordinaire. Leur format évoque la brochure ou le dépliant, plutôt que le livre d’art.

En 1973, dans le cadre de l’exposition Systems, organisée au Museum of Modern Art d’Oxford, Christian Boltanski présente une série de photographies intitulée L’Inventaire photographique des objets appartenant à un habitant d’Oxford. Quatre cents photographies des biens domestiques d’un homme vivant à Oxford (allant du mobilier aux effets personnels) sont épinglées au mur selon une composition orthogonale. Chaque objet est photographié en noir et blanc sur un fond neutre. Les articles de petites dimensions sont posés à plat et photographiés en vue plongeante; les plus volumineux, tels les meubles, sont disposés contre un mur et pris en vue frontale. Entre 1973 et 1991, l’artiste publie, selon les mêmes principes, une série de livres intitulés Les Inventaires des objets ayant appartenu à… Comme Ruscha, Boltanski s’éloigne des canons de la photographie artistique. Il multiplie plutôt les références à une pluralité de modèles extra-artistiques : la documentation des artefacts lors des missions ethnographiques, les inventaires juridiques réalisés après décès, les catalogues de vente, les dictionnaires illustrés pour enfants, etc.

Cette esthétique de la photographie d’archives est récurrente chez les artistes de cette génération : Bernd et Hilla Becher, Arnaud Maggs, Eleanor Antin, Robbert Flick, pour n’en mentionner que quelques-uns. Tous investissent les différents usages sociaux de la photographie : les taxinomies scientifiques, les campagnes topologiques, les travaux encyclopédiques, les ouvrages scolaires, les catalogues de produits industriels. La présentation fréquente des clichés selon une composition orthogonale évoque la mise en tableau du monde vivant que les sciences naturelles opèrent à l’âge classique, et que la photographie, à laquelle on octroie la capacité de dresser un inventaire de la planète entière, réitère au xixe siècle. Ce dispositif met également l’accent sur la sérialité inhérente à ces œuvres. Chaque cliché est à appréhender en regard de l’ensemble dans lequel il s’insère.

Dans un essai intitulé Formalisme et historicité. Modification de ces concepts dans l’art européen et américain depuis 19452, Benjamin Buchloh qualifie les images photographiques qui constituent de telles œuvres de « signes catégoriels », parce qu’elles ont une cohérence historique, sociale et culturelle. Leurs « propriétés catégorielles » s’opposent, selon lui, aux « propriétés associatives » des collages avant-gardistes. Ainsi, le théoricien écrit à propos des larges corpus de photographies trouvées que Gerhard Richter réunit dans son Atlas et qui ont servi de sources à ses tableaux : « Elle (la photographie de Richter) apparaît comme appartenant à une catégorie de concrétions visuelles historiquement déterminées, à un mode collectif d’expérience et d’expression… ». Et à propos des Becher : « […] les sculptures anonymes des Becher avaient été sélectionnées en premier lieu pour leur intérêt historique objectif, et non pour leur transformation en systèmes de signes culturels contemporains ». Ces œuvres réinvestiraient donc, selon Buchloh, la capacité documentaire de la photographie et sa valeur de vérité. Le théoricien parle même à propos des Becher « d’artistes historiens ».

Si ces œuvres sont incontestablement éloquentes et significatives quant au regard qu’elles posent sur le monde, le réinvestissement de l’archive photographique par les artistes contemporains semble beaucoup plus critique que ne le laisse entendre Buchloh. Beaucoup choisissent des sujets dérisoires, déniant ainsi au procédé sa capacité à produire du savoir et à rendre une image objective du monde. Ainsi, Douglas Huebler documente photographiquement l’existence de toute personne vivante   dans le but, déclare-t-il, « de constituer la représentation la plus authentique et la plus exhaustive de l’espèce humaine qui puisse être réalisée d’une telle manière »3. La proposition constitue un clin d’œil à l’ambitieux projet que caressait Philippe Potteau, un siècle auparavant, de répertorier les « types authentiques des variétés de races humaines et des individus qui peuvent servir de types à ces races »4. Baldessari, quant à lui, photographie tous les arrières de camions qu’il a dépassés durant son trajet de Los Angeles à Santa Barbara le dimanche 20 janvier 1963. Même les Becher, étonnamment, ne semblent pas vouloir que leur démarche soit envisagée selon l’unique point de vue d’une documentation de l’architecture industrielle. Dans un entretien avec James Lingwood, Hilla Becher compare l’arrangement sériel des photographies à une musique basée sur des variations de son, de ton, d’échelle et de rythme, tandis que Bernd Becher rapproche leur démarche de la dérision d’un Tinguely ou d’un Panamarenko5.

D’autres inventaires photographiques procèdent d’un jeu sur les codes. Ainsi, Les Inventaires de Boltanski multiplient les références contradictoires. Par la procédure dont ils relèvent, ils convoquent d’emblée l’univers judiciaire et comptable, ou encore l’enquête ethnologique ou sociologique. Mais la relation dialogique qu’ils établissent avec le spectateur en exhibant des objets dans lesquels chacun de nous se reconnaît relève davantage du procédé littéraire. Le même type de décalage est à l’œuvre dans les séries de portraits d’artistes canadiens que réalise Arnaud Maggs. Les prises de vues systématiques de face et de profil réitèrent les règles de l’anthropométrie signalétique qu’Alphonse Bertillon mit au point en 1882 pour le Service d’identité judiciaire de la Préfecture de police de Paris. Le recours à une esthétique associée à la répression pour réaliser des portraits d’artistes constitue un riche paradoxe et soulève des interrogations quant aux usages de la photographie et à la figure de l’artiste dans les sociétés occidentales.

Ces inventaires photographiques réitèrent certes des catégorisations sociales, culturelles et historiques, mais dans une perspective critique, afin d’interroger la logique qui leur est sous-jacente. Les artistes étalent les uns à côté des autres les signes dont ils se saisissent, comme s’il y avait chez eux un refus ou un renoncement à articuler un ordre nouveau de la réalité. Le dénombrement systématique (ou pseudo-systématique) qu’est l’inventaire consiste en une désignation, moqueuse et critique, du monde, des représentations et des conceptions que les sociétés en proposent.

Classifier
D’autres « photographes archivistes » s’inscrivent dans la seconde stratégie que Sekula définit. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, alors que les campagnes de photographies se multiplient et que les sciences bibliographiques et archivistiques émergent, des systèmes de catalogage des collections de photographies sont mis au point6. On recommande alors une classification des clichés par sujets et une numérotation selon le système décimal du bibliothécaire américain Melvil Dewey. Les images ainsi cataloguées sont conservées dans des classeurs à tiroirs.

Les photographes eux-mêmes adoptent ces règles et plusieurs d’entre eux définissent leur programme photographique en regard de ces systèmes institutionnels de classification. Dans Les Espaces discursifs de la photographie7, Rosalind Krauss, en reprenant la thèse de Maria Morris Hambourg, montre que les dix mille clichés réalisés par Atget forment une œuvre unique dont l’idée maîtresse est de dresser un portrait collectif de « l’esprit de la culture française », par la « systématisation d’un catalogue de sujets topographiques »8.

Le système de codage qu’Atget appliquait à ses images, explique Krauss, est dérivé du catalogue des bibliothèques et des collections topographiques pour lesquelles il travaillait. […] La raison pour laquelle nombre de ces images de rues ressemblent étrangement aux photographies prises par Charles Marville un demi-siècle plus tôt est que les unes comme les autres furent produites suivant le même plan directeur documentaire. […] il semble très clair que le travail d’Atget est le produit d’un catalogue que le photographe n’a pas inventé et pour lequel le concept d’auteur est sans objet9.

Certains artistes réinvestissent aujourd’hui ces systèmes de catalogage. C’est le cas d’Angela Grauerholz qui réalise en 1995, au Musée d’art contemporain de Montréal, Églogue or Filling the Landscape, un cabinet à tiroirs en plexiglas dans lequel elle classe selon un système de catalogage un important corpus de photographies prises au Domaine de Kerguéhennec, en Bretagne, au cours de l’année 1993. Grauerholz avait alors déposé une première édition de ce fonds photographique à l’ancienne bibliothèque du château de Kerguéhennec. La pièce, intitulée Secrets, A Gothic Tale, constitue un monument à une femme photographe, fictive. Celle-ci aurait vécu dans le château à la fin du XIXe siècle et aurait photographié le parc de manière obsessive, tout particulièrement les alentours du bassin. Au cours de son séjour, sa santé mentale se détériora10. Ce déclin psychologique est métaphoriquement illustré par la nature des photographies. Les paysages deviennent de plus en plus abstraits pour ne donner à voir, à la fin, que la surface de l’eau. À Kerguéhennec, les photographies, groupées selon leur degré d’abstraction, sont rangées dans des boîtiers et placées dans les tiroirs de la bibliothèque. Les visiteurs sont invités à les sortir librement et à les regarder, munis de gants blancs, sur les tables de consultation.

Dans Églogue or Filling the Landscape, Grauerholz travaille le corpus d’une tout autre façon. Les photographies sont groupées par thèmes dans des boîtiers rangés dans chacun des six grands tiroirs du cabinet de plexiglas. Sur chacun d’eux, des mots sont inscrits en succession, le premier, un nom qui réfère à une partie de paysage, les autres, des adjectifs qualifiant le premier terme. Ainsi : « Terrains, Entretenu, Conservé, Clôturé, Sans danger, Sûr, Surveillé »11. Le système de classification s’inspire librement des modes de catalogage des photographies topologiques. Les photographies regroupées dans le boîtier portant en en-tête le mot « Terrains » représentent toutes des sols, chacune des catégories désignant des parties de paysage. Les adjectifs quant à eux évoquent l’idée d’enfermement, de surprotection que la mise en exposition de l’œuvre réitère. En effet, Églogue or Filling the Landscape est exposé au milieu d’une salle du musée, comme une sculpture. Pour pouvoir regarder les photographies le spectateur doit demander à un membre du personnel du musée, spécifiquement assigné à cette tâche, de sortir le boîtier de son choix et de lui montrer les tirages un à un. Autrement dit, la consultation est volontairement difficile, et par moments même frustrante.

En proposant, dans chacune des œuvres, des modes de classification et de circulation différents, Grauerholz ouvre une réflexion sur les modalités d’articulation d’un discours à un corpus d’images. L’écart entre les deux propositions laisse à penser que d’autres énoncés seraient possibles. De même, le contraste entre la liberté très grande laissée au spectateur dans la consultation des images à Kerguéhennec et les contraintes qui lui sont imposées au Musée d’art contemporain de Montréal met en lumière la contingence de ces discours, autrement dit l’importance du lieu de leur énonciation.

Le recours à des systèmes de classification, s’il est moins fréquent que les inventaires, n’en reste pas moins présent sur la scène artistique contemporaine. Au début des années soixante-dix, l’artiste et architecte Melvin Charney amorce une œuvre in progress, UN DICTIONNAIRE…, une collection d’images de l’actualité dans lesquelles figurent des bâtiments et des villes, classées selon des typologies. Sa démarche s’inspire de la tradition des dictionnaires des formes architecturales, mais Charney substitue à la pérennité du monumental, l’instabilité de l’urbain. Plus récemment, les artistes exploitent les technologies de l’informatique pour élaborer des systèmes de classification souvent complexes. Ainsi, Slippery Traces. The Postcard Trail de George Legrady est une œuvre sur CD-Rom qui regroupe deux cent trente cartes postales issues de la collection personnelle de l’artiste, et classées selon vingt-quatre catégories thématiques.  Le mode de navigation à travers la collection ébranle la fixité des catégories, en multipliant les liens de différentes natures entre les images12. On pourrait encore mentionner Claude Closky ou Jean-Jacques Rullier qui, dans un esprit hérité de l’écrivain Georges Perec, élaborent les typologies les plus dérisoires pour classer des images découpées dans les magazines.

Alors que les inventaires photographiques reconduisent les ordres déjà établis, les classifications formulent de nouveaux principes d’intelligibilité entre les choses, souvent provisoires, à reformuler. Les systèmes de classification que proposent « ces photographes archivistes » sont informés par les outils et les méthodes en vigueur dans les institutions culturelles et scientifiques. Les artistes détournent et subvertissent cependant les systèmes qu’ils empruntent : Grauerholz met le catalogue topographique au service d’une démarche poétique; Legrady exploite les hyperliens de la culture de l’Internet pour montrer les limites de tout système de classification; Charney substitue l’événement au monument. Chacun à leur manière, et avec une portée critique différente, ces artistes interrogent certains fondements épistémologiques.

Se saisir du monde
Les pratiques artistiques qui opèrent un retour à l’esthétique de l’archive photographique, qu’elles relèvent de l’inventaire ou de la classification, ne s’inscrivent pas toutes dans une tradition photographique. Si Maggs, Grauerholz, Legrady et les Becher peuvent aisément être définis comme photographes, il en va autrement de Boltanski, Ruscha, Huebler, Charney, ou encore Antin dont la pratique s’inscrit dans le champ des arts visuels, et dans le cas de Charney, dans celui de l’architecture également. Comment expliquer la convergence de ces pratiques issues de traditions différentes, leur intérêt commun pour cette esthétique de l’archive ?

Du côté des photographes, ce recours à l’esthétique de l’archive n’est pas nouveau. Dans un ouvrage récent, Le Style documentaire. D’Auguste Sander à Walker Evans, 1920-1945, Olivier Lugon montre comment « l’impersonnalité du regard qui caractérise la volonté artistique d’un Sander ou d’un Evans est devenue une valeur esthétique du vingtième siècle ». Ce « style documentaire » s’explique en partie par la position intermédiaire qu’occupe la photographie, entre « les tiroirs des archives, les pages des livres et des magazines [et] les cimaises des musées. » Dans un entretien avec Martine Ravache, Lugon esquisse une généalogie de cette esthétique documentaire largement reconduite au cours des années soixante avec les Becher, puis dans les années quatre-vingt avec les « élèves des Becher » :

Après des décennies d’espoirs déçus, le médium était enfin accueilli dans le saint des saints des domaines : les beaux-arts mais avec des œuvres qui prenaient le contre-pied de tout ce que les photographes avaient essayé de mettre en place jusque-là pour essayer de se faire accepter comme artistes : au lieu de surexposer les marques expressives, de construire une “signature”, une “patte” sur le modèle de la peinture […], cette nouvelle génération cultivait la neutralité, la réserve, la simplicité formelle pour se rapprocher des canons de la photo d’archives. Promotion à l’art très paradoxale donc – mais qui répétait en fait un scénario déjà joué 60 ans plus tôt13.

Il y a une certaine congruence entre ce retour au style documentaire dans les pratiques photographiques, amorcé par les Becher au début des années soixante, et le désir des artistes s’inscrivant dans la tradition des « beaux-arts » de redéfinir leur pratique. Dans le milieu artistique nord-américain et européen apparaît alors une forte critique de l’hégémonie de l’expressionnisme abstrait et de l’abstraction gestuelle qui envisagent l’art comme l’expression de l’individualité singulière de l’artiste. Le style impersonnel des photographies d’archives, la possibilité d’utiliser des clichés réalisés par d’autres apparaissent comme des options efficaces. Il est intéressant de constater que même Grauerholz dont l’œuvre reste très ancrée dans une conception artistique de la photographie, avec entre autres de nombreuses références à la peinture, et l’élaboration d’un langage personnel, envisage Secrets et Églogue comme une possibilité de réaliser des images qu’elle n’aurait pas osé faire en tant que telles : « Ces photographies m’ont permis de faire des images qui ne relevaient pas nécessairement de ma pratique. Elles étaient plus picturales, et même jolies – quelque chose que généralement je ne m’autorise pas à mettre au monde.14» Cet ébranlement de la voix singulière de l’artiste est souvent plus radical. Ainsi, pour L’Inventaire photographique des objets appartenant à un habitant d’Oxford, Boltanski fait réaliser les clichés par le conservateur de l’exposition. George Legrady et Melvin Charney travaillent avec un matériel déjà constitué.

Face aux troubles sociaux et politiques qui marquent la décennie soixante, les artistes éprouvent également le besoin d’inscrire leur pratique dans un champ beaucoup plus large. Ils rejettent les conceptions modernistes alors dominantes, en l’occurrence l’idée d’une autonomie de l’art, et ses corollaires, l’autoréférentialité de l’œuvre, voire la spécificité du médium. Ils puisent dès lors leurs références non plus exclusivement dans l’histoire de l’art, mais dans l’ensemble des sciences humaines. L’intérêt que les artistes portent à l’archive photographique semble relever de ce phénomène : d’une part, parce que la photographie est alors un médium de « second ordre » dans les beaux-arts, d’autre part, parce que la photographie d’archive relève de pratiques sociales extra-artistiques. Ainsi, il n’est pas étonnant d’entendre Ruscha affirmer à propos de ses livres, en 1965, dans la revue Artforum :

[…] les photographies que j’utilise ne sont, en aucun sens du mot, artistiques. Je pense que la photographie comme un des beaux-arts est morte ; sa seule place est dans le monde commercial, comme moyen technique ou informatif. […] Ainsi, ce livre n’est pas fait pour abriter une collection de photographies d’art – ce sont des données techniques semblables à la photographie industrielle15.

Dans le même ordre d’idées, Les Inventaires de Boltanski sont largement informés par les enquêtes sociologiques de terrain que les revues de sociologie publient à l’époque, et qui sont illustrées de photographies des intérieurs et des biens des différentes classes sociales.

Plusieurs œuvres-archives ont un impact qui déborde le champ de l’art. Ainsi, Die Toten, 1967-1993, de Hans-Peter Feldmann regroupe des photographies découpées dans la presse entre 1967 et 1993, montrant les victimes des affrontements entre les groupes terroristes et les forces de l’ordre, en Allemagne. Feldmann cherche à attirer l’attention sur l’ampleur du terrorisme, à un moment où les discours officiels en minimisent l’importance. Aux dires de l’artiste, l’œuvre est devenue un document que les journalistes et les historiens consultent. Ou encore, le dernier numéro de la revue Camera Autria rapporte les activités de la Fondation Arabe pour l’Image créée à Beyrouth en 199716. Son mandat est de préserver des documents photographiques issus du monde arabe afin de permettre aux historiens, aux théoriciens et aux artistes de les utiliser dans leurs projets. Plusieurs artistes comptent parmi les fondateurs. L’esthétique de l’archive aura donc permis aux artistes d’empiéter sur des domaines de compétences qui traditionnellement ne sont pas les leurs, et par conséquent d’élargir le champ d’action de l’art, pour mieux se saisir du monde.

1 Allan Sekula, « The Body and the Archive », October, no 39, 1986, p. 3-64.

2 Benjamin Buchloh, « Formalisme et historicité. Modification de ces concepts dans l’art européen et américain depuis 1945», Essais historiques II, art édition, Villeurbanne, 1992, p. 17-106.

3 Douglas Huebler cité par Charles Stainback, Special Collections. The Photographic Order from Pop to Now, catalogue d’exposition, International Center of Photography, New York, 1992, p. 12. Traduction libre.

4 Philippe Potteau cité par Michel Frizot, Histoire de voir. De l’invention à l’art photographique (1839-1880), Centre national de la photographie, Paris, 1989, p. 116.

5 James Lingwood, « Bernd et Hilla Becher. La petite musique des hauts fourneaux »,artpress, no 209, janvier 1996, p. 22-23.

6 Allan Sekula, op. cit.

7 Rosalind Krauss, « Les espaces discursifs de la photographie », Le Photographique. Pour une théorie des écarts, Macula, Paris, 1990, p. 37-56.

8 Ibid., p. 50.

9 Ibid., p. 52.

10 L’artiste rapporte cette fiction dans Angela Grauerholz, Aporia. A Book of Landscapes, Oakville Galleries, Oakville, 1995, n.p.

11 Traduit par Colette Tougas que je remercie pour son aide quant à l’interprétation de la dimension littéraire de l’œuvre.

12 George Legrady, « La synthèse : image, langue et croyance », dans George Legrady. De l’analogie au codage numérique. La photographie et l’interactivité, catalogue d’exposition, CD-Rom, Musée des beaux-arts du Canada, Musée canadien de la photographie, Ottawa, 1998.

13 Martine Ravache, « Entretien avec Olivier Lugon », Paris Photo Magazine, été 2002, p. 32.

14 Angela Grauerholz, en entretien avec Marnie Fleming, dans Marnie Fleming, Putting the Past in Order, Oakville Galleries, Oakville, 1995, p. 8. Traduction libre.

15 Ruscha, cité et traduit par Anne Moeglin-Delcroix, L’Esthétique du livre d’artiste, Jean-Michel Place et la Bibliothèque nationale de France, Paris, 1997, p. 26.

16 Camera Autria, no 78, Graz, 2002.

Anne Bénichou enseigne l’histoire et la théorie de l’art au Département d’arts visuels de l’Université d’Ottawa. Ses travaux portent sur la collection comme stratégie artistique contemporaine. Elle s’intéresse actuellement à la transformation du statut du document dans les arts visuels contemporains, à ses incidences sur la discipline de l’histoire de l’art et sur les pratiques muséologiques.