[Hiver 1998-1999]
par Denis Lessard
Qui, de souche québécoise et d’expression française, n’a pas eu au moins une tante religieuse? Des protoinfirmières, des enseignantes, des administratrices, des fondatrices… Dans sa Série des couvents, Clara Gutsche s’est attachée à une sorte particulière de religieuse : les contemplatives cloîtrées.
Celles qui, «coupées du monde» ne font apparemment rien d’autre que prier. Depuis l’autre côté de la grille, par désir d’accéder au cœur de la culture québécoise traditionnelle, pour arriver à toucher un aspect de l’essence originelle de « l’autre culture », cette photographe d’origine américaine immigrée au Québec en pleine effervescence felquiste a porté son regard sur une réalité que nous ne voulons ou n’osons plus voir. Pour Clara Gutsche, la photographie agit dans ce cas comme un miroir qui lui renvoie l’image de la différence. Sa perspective est aussi féministe, à savoir qu’elle a tenté de comprendre le choix de vie de ces femmes par le biais de la photographie1. Clara Gutsche a rendu compte d’un milieu de vie où elle a rencontré une plénitude et une sérénité empreintes de simplicité. Le côté contemplatif et le dépouillement des lieux ont trouvé un écho dans le style de cette photographe connue pour ses témoignages sur les êtres et les espaces en péril. Et pourtant, il ne s’agissait pas ici, selon elle, d’une réalité en voie de disparition, mais plutôt d’une réalité qui est à un tournant, et qu’elle a volontiers comparé à la vocation artistique, avec son côté passionné et les exigences de son engagement.
Il existe nombre de mythes à propos de la vie contemplative, véhiculés notamment par la littérature et le cinéma. Les cloîtres sont envisagés comme des endroits complètement inaccessibles, habités par des êtres au développement tronqué, gouvernés par l’oisiveté… La perception oscille entre une vision romantique de lieux protégés et confortables et celle d’une mortification excessive. Ces mythes, et la curiosité, suscitent évidemment le désir de s’introduire dans le cloître, et certains couvents s’efforcent de répondre à cette demande2.
Néanmoins, rares sont les incursions de la caméra dans l’univers claustral féminin, et celles-ci se situent davantage du côté de l’image en mouvement. À ce titre, il faut mentionner le remarquable film de Diane Létourneau, Les Servantes du bon Dieu (1978) dont la perspective féministe et délicatement respectueuse, met en lumière l’aspect injustifiable et inexplicable de la vocation religieuse : les exigences qui paraissent aberrantes lorsque vues du dehors, ne sont pas forcément ressenties comme des contraintes ou comme une simple servitude face à la composante masculine « dominante » que représente le clergé. Les couvents sont en vérité des sociétés matriarcales bien rodées, rigoureusement organisées et autonomes : l’envers du décor tel qu’habituellement imaginé de l’extérieur.
Un documentaire particulièrement fouillé sur une des communautés photographiées par Clara Gutsche, les Moniales dominicaines de Berthierville, a été réalisé en 1988 par Nicole Messier pour l’émission Le Point, de Radio Canada. Plusieurs religieuses y témoignent de leur choix de vie, de leurs difficultés, de la réaction de leurs familles face à leur décision d’entrer au cloître, et de leur existence avant cet engagement : des parcours parfois surprenants dans leur actualité, montrant que ces femmes cherchaient « autre chose » ou « davantage ». On pourrait dire de prime abord qu’un des atouts de tels documents réside dans l’apport du témoignage par la parole, différemment de l’apparent silence de la photographie. Or ce silence s’apparente à celui même de la vie conventuelle, et pour la photographie, le défi réside dans la manière de « faire dire quelque chose » aux images : quelque chose qui traverserait « la clôture » de l’image.
Dans cet esprit, les photographies de Clara Gutsche donnent clairement à voir qu’il y a eu un travail de mise en espace appliqué aux lieux visités et appréhendés par la caméra : ce sont des « arrangements » où les sujets « posent », proches en cela de tout portrait de groupe, et plus spécifiquement de ceux des communautés religieuses. Le regard de la photographe impose un ordre, dictant le choix des personnes et des visages. Il existe cependant un intervalle de jeu entre le contrôle exercé par la photographe et la latitude qu’elle laisse à ses modèles dans le but de faire apparaître l’image que les religieuses veulent bien donner d’elles-mêmes.
On se doute qu’avec la rigueur d’une photographe comme Clara Gutsche, nul objet entrant dans le champ de la caméra n’y figure sans raison. En l’absence de personnages, le mobilier est fréquemment utilisé comme le signe d’une présence. Un relief représentant la tête du Christ s’inscrit soigneusement dans un des carrés de la grille du Grand parloir des Sœurs Carmélites de Trois-Rivières, vers où tout converge, fenêtre dans le cadre, réminiscence des dispositifs perspectivistes d’un Albrecht Dürer. Des indices tirés du quotidien semblent agir à titre de symboles, telle cette paire de lunettes, laissée sur un banc situé derrière la religieuse âgée qui se tient appuyée à une chaise, dans la salle du chapitre des Sœurs de la Visitation. La brillance du regard perdu dans le lointain (dans l’infini?) trouve un écho dans les lunettes reflétant la lumière des fenêtres. Mais peut-être, pour son portrait individuel, cette sœur préférait-elle être photographiée sans lunettes?
Sur le plan esthétique, la rigueur toute abstraite des costumes religieux, les intérieurs sobres et astiqués, les extérieurs dépouillés se marient merveilleusement aux qualités techniques de la photographie et fournissent un cadre de travail qui, s’il n’est pas sans neutralité, laisse place au regard créateur de la photographe. L’art de Clara Gutsche – et notamment ses photographies couleur – nous propose un raffinement de détails, reflet conscient de la teneur des environnements retirés qu’elle explore, tel ce subtil renvoi coloré entre le ceinturon de trois Servantes de Jésus-Marie et le motif bleu du parquet de linoléum dans la salle où elles se trouvent. Le reflet des fenêtres dans une grande armoire vitrée prolonge l’espace et accentue l’impression d’un nimbe de lumière blanche autour des figures.
Les espaces photographiés par Clara Gutsche sont parfois empreints d’une étrangeté qui évoque certaines images de Lynne Cohen, à la différence près que cette dernière n’inclut jamais de personnages dans ses photographies. Ainsi, de par leur dévotion particulière, les Sœurs Adoratrices du Précieux-Sang sont déjà susceptibles d’intriguer ou même de révulser un public complètement sécularisé ou presque. Le sentiment de malaise ou d’interrogation perplexe peut naître aussi de la juxtaposition (fortuite?) des objets quotidiens (tel un fer à repasser) et d’une imagerie catholique très physique et dramatique (le cœur couronné d’épines). L’étrangeté provient encore des essais de reconstruction de lieux de recueillement plus intimes que les grandes chapelles conventuelles, et des mises en scène de statues visant à créer un climat religieux, telle cette reconstitution d’une apparition de la Vierge, où se mélangent le pictural et le sculptural. Le travail de décoration intérieure et la création des religieuses sont souvent liés à un artisanat que l’on a abandonné en milieu urbain. De surprenantes accumulation d’objets surgissent au détour des espaces ascétiques, et les arrangements de poupées et de statues donnent lieu à d’intrigants sauts d’échelle. Le syncrétisme du catholicisme contemporain, qui puise à différentes sources (orientales, byzantines) pour recréer un rituel et une imagerie signifiants, contribue lui aussi à la singularité des juxtapositions : au-delà de la sphère visuelle, cet état de fait provoque un questionnement des nouvelles directions prises par une foi qui s’efforce de se renouveler.
Si la Série des couvents demeure aussi un document social, c’est – paradoxalement – par le détail des arrangements et le côté délibéré des mises en scène : la rareté des vocations se lit dans l’aspect buriné de la plupart des visages, dans les nombreuses stalles et les bureaux de travail désertés, dans la suggestion d’un déménagement vers des lieux moins vastes, dans les scènes d’infirmerie et celle éminemment pudique, photographiée dans la salle mortuaire des Filles de Jésus, où le procédé technique de la double exposition décale subtilement l’univers laïque des visiteurs de celui de la religieuse défunte, un peu comme une clôture visuelle…
Coupée du “monde”, cette sœur cistercienne lisant le journal à la lumière de la fenêtre? Ses livres de prière sont posés pour un temps sur l’appui de la fenêtre qui lui apporte la lumière sur les événements du siècle…
Cette idée de coupure serait-elle aussi forte si le « monde » était davantage relié à ses racines spirituelles? Le monde monastique n’est-il pas un monde à l’intérieur du monde? Le contact répété avec l’univers des cloîtres révèle un mode de vie parmi d’autres, une vie somme toute ordinaire, au fil du quotidien, à l’encontre du mythe de la séparation entre le sacré et le profane. Six de mes tantes étaient religieuses…
— Robert Fruinstraat 35, Rotterdam3 – Octobre 1998
L’imposante Série des couvents est actuellement présentée au Musée d’art de Joliette jusqu’au 10 janvier 1999 ainsi qu’une série sur Les sœurs de la charité de Québec au Musée de la civilisation de Québec jusqu’au 22 août 1999.
1 Les idées énoncées dans ce paragraphe proviennent de mes conversations avec Clara Gutsche et avec Pierre Dessureault, conservateur associé du Musée canadien de la photographie contemporaine à Ottawa.
2 En plus de leurs journées « portes ouvertes », les Moniales dominicaines de Berthierville offrent un programme « Moniale pour 7 jours » permettant aux femmes de vivre la vie claustrale à l’essai pendant une semaine. Deux de ces expériences ont été documentées dans le bulletin du Monastère, Le Moutier, Vol. 3, n° 3, p.3 (printemps 1996), et Vol. 4, n° 1, p 2.(automne 1996).
3 Le Robert Fruinstraat 35 à Rotterdam accueille aujourd’hui le collectif d’artistes Het Wilde Weten. De 1908 à 1989, ce bâtiment a abrité une communauté de religieuses franciscaines vouées à l’enseignement des jeunes filles.
Clara Gutsche est née au Missouri (É.-U.) et vit à Montréal depuis 1970. Elle commença à être très active en photographie au début des années 70 et devint l’une des figures marquantes de la photographie documentaire québécoise. Depuis, elle a participé à de nombreuses expositions en solo, en duo (avec son mari David Miller) et collectives dans divers musées et galeries au Canada dont, entre autres, le Centre Canadien d’Architecture et le Musée canadien de la photographie contemporaine à Ottawa.
Né à Sherbrooke (Québec), Denis Lessard vit et travaille à Montréal. Depuis 1982, il a présenté des performances et exposé son travail visuel au Québec, au Canada, en Europe et aux États-Unis. En 1994, il fut récipiendaire du Prix AGACM décerné par l’Association des galeries d’art contemporain (Montréal). Il est également l’auteur de nombreux essais, de catalogues et textes critiques pour des revues telles que Parachute, Vie des Arts, Vanguard et CVphoto, portant notamment sur la photographie contemporaine.