[Été 2008]
par Jacques Doyon
Jacques Doyon : J’aimerais connaître ta vision de la situation actuelle des revues d’art contemporain, à la suite de ta participation au Projet des magazines de la Documenta 12 et à la décision de suspendre la publication de Parachute après un repositionnement qui apparaissait pourtant largement réussi.
Chantal Pontbriand : Je suis très enthousiasmée par la situation actuelle des revues d’art dans le monde, j’y reviendrai. Cette position peut surprendre étant donné le désenchantement qui a entouré l’annonce de la suspension de Parachute, il y a un an. Cette expérience fut des plus difficiles pour moi à bien des égards. J’ai eu du mal au début à accepter cette décision, mais je reconnais que la conjoncture, entourant la production et l’existence même de la revue, nous y obligeait.
Je demeure convaincue que cela fut la meilleure décision, celle d’arrêter avant de péricliter. Depuis 2000, la nouvelle mouture s’est avérée un formidable succès et m’a beaucoup stimulée sur le plan éditorial. Cependant, sur le plan administratif, la décroissance des subventions et leur stagnation, selon le cas, et ce, malgré une augmentation assez phénoménale de nos revenus autonomes pour ce genre de revue, avaient entraîné une situation impossible à vivre. Parachute est une revue internationale, cela requiert des moyens et des effectifs que, dans le contexte canadien, on ne trouve pas à l’heure actuelle. Nous avons annoncé une suspension plutôt qu’un arrêt définitif, parce que je demeure portée par le souffle qui anime Parachute depuis ses débuts, souffle renouvelé avec la nouvelle série. Chaque numéro de cette série nous a lancés dans une aventure, distincte l’une de l’autre et extrêmement riche. Cette nouvelle façon de travailler, autour d’axes thématiques, nous a permis d’élargir considérablement nos réseaux d’auteurs et d’artistes partout dans le monde; ils en ont été fortement interpellés. Les sujets fondamentaux de l’existence humaine à l’heure actuelle y ont été abordés : l’idée de communauté, l’économie, le travail, la résistance, la démocratie, la violence, la mondialisation, autant que des enjeux propres à l’individu, la solitude, l’anonymat, l’autofiction, la violence psychique, ceux touchant les sciences cognitives et l’intelligence artificielle, qui secouent l’être en profondeur. Il y a aussi eu les numéros « villes », mais pas n’importe lesquelles, ces villes dans le monde aux conjonctures géopolitiques nouvelles pour l’humanité : Mexico, Beyrouth, Shanghai, La Havane, etc.
JD : Comment caractériserais-tu Parachute dans l’ensemble des très nombreuses revues d’art contemporain actuellement existantes? Suite à ton expérience à la Documenta, dirais-tu qu’il pourrait exister une forme de communauté d’intérêts, ou un réseau d’affinités, entre différentes revues à l’échelle internationale?
CP : Je situe Parachute comme une revue d’analyse qui agit comme une lame de fond sur les courants et les tendances, en synchronie avec eux, avec une distance « salutaire » toutefois. Le type de regard critique qui, en proposant des agencements, des hyperliens, au sein des pratiques artistiques contemporaines, crée du sens, crée une « dépense », un surcroît de sens. C’est la seule attitude qui puisse produire de la joie, comme en parle Toni Negri, une joie qui nous permet d’avancer, d’aller plus loin dans l’existence. La joie permet d’échapper au confort et au conformisme; c’est une activité risquée. Dans un monde en perte de repères, cela est primordial. La joie demande de s’ouvrir et de s’aventurer toujours dans l’inconnu et dans les mondes flottants. Ceux-ci se situent aux interstices de la vie quotidienne, aux interstices de la pensée académique. C’est pourquoi Parachute n’est pas perçue comme une revue universitaire, même si la théorie y est très présente. L’art mène le jeu, la théorie est un outil indispensable aujourd’hui, mais l’art peut nous permettre de déterritorialiser la théorie et d’ouvrir d’autres chemins de la connaissance, plus inusités. Plusieurs pensent que Parachute occupe un créneau unique en ce sens.
L’expérience du Documenta 12 Magazine Project (http://magazines.documenta.de/) a été formidable pour moi, malgré le fait que l’occasion d’y participer a coïncidé avec le difficile moment de la suspension. Les grandes réunions organisées à Johannesburg et à New York m’ont servi de think-tank pour continuer à repenser la revue et son rôle. J’y ai écouté mes collègues raconter avec passion leur engagement à promouvoir des idées et à transformer des contextes. Les quatre-vingt-dix revues invitées ont été choisies parce que ce sont des revues que l’on peut dire « à programme », des revues ambitieuses sur le plan du contenu et des idées, des revues qui veulent changer le monde! Ces rencontres se sont poursuivies à Cassel à l’été, et d’autres s’en sont inspirées. J’ai ainsi participé à une réunion à Istanbul en septembre lors de la biennale. Plusieurs éditeurs de jeunes revues m’ont fait part de leur enthousiasme pour Parachute, dont certains font leur modèle. Tout cela m’encourage à penser qu’une relance de la revue est possible, dans de nouvelles conditions plus adéquates à son développement; elle est en tout cas fortement désirée.
L’expérience de Documenta 12 m’a permis de réaliser qu’un nouveau phénomène des revues est en train d’éclore. On avait observé la même chose dans les années soixante-dix. Parachute est née en 1975, October et Macula aussi. Artpress, Flash Art, Parkett et d’autres peu avant ou peu après. Ces joutes dynamiques se sont produites dans l’espace américain et européen. Le monde de l’art s’est élargi depuis lors, et des revues tout à fait exceptionnelles surgissent de Singapour, de Bangkok, de Séoul, de l’Afrique du Sud, de l’Inde, de Chypre, de l’ex-Europe de l’Est. J’attribue cette éclosion au désir qu’ont ces régions d’élargir leur vision du monde, de marquer leur territoire, de participer à un processus de contamination et de dissémination des idées à l’échelle internationale. Ces objectifs rejoignent ceux qu’avait Parachute dès ses débuts. Ce phénomène est fascinant, d’autant plus qu’il est fondé sur des réalisations aux profils d’exigences et de risque intellectuel et éditorial. La qualité du discours et le large spectre de connaissances par rapport à la scène artistique et intellectuelle mondiale sont impressionnants. Cela donne confiance de constater que de telles forces se déploient aux quatre coins de la planète, en réaction à la lobotomisation générale liée à l’homogénéisation des cultures et à un capitalisme en expansion, souvent sans égard aux richesses de la pensée. N’empêche que la dynamique de l’art contemporain lui-même est aujourd’hui de plus en plus liée au capital et au marché, mais on ne peut s’empêcher de constater que des dynamiques interstitielles réussissent à s’y insérer, et qu’elles y sont très productives. Il y a une certaine notion de résistance dans ce phénomène auquel j’ accorde beaucoup d’importance.
JD : Comment réussir à concilier ces pressions contradictoires et faire qu’une revue demeure indépendante tout en trouvant les moyens d’accroître son rayonnement et d’avoir un impact significatif à l’échelle internationale, tout particulièrement à partir du contexte québécois et canadien?
CP : Malheureusement, au Québec, en ce moment, on vit une période de confort et de repli sur soi, liés à une forme d’autosatisfaction générale. On se gargarise de notre formidable culture aux niveaux officiels, mais le manque d’exigence est pathétique. Il y a sans conteste beaucoup de « culture » ici : les artistes s’y trouvent en grand nombre, dans toutes les disciplines, et il y a une pléthore de structures pour les accueillir, mais toute cette agitation fait du surplace. Nous souffrons d’un manque de moyens pour nous développer, nous dépasser, et le combat quotidien pour la survie (dû entre autres à une bureaucratie galopante qui contamine nos propres environnements de travail), pour se maintenir donc tout simplement dans ce qu’on est déjà, où on est déjà, empêche les grands débats et les avancées importantes. Celles-ci sont néanmoins indispensables pour communiquer avec la scène internationale, pour en faire partie. C’est pourquoi, dans le champ des arts visuels, en tout cas, il est difficile pour nous de nous faire connaître et de travailler ailleurs. Nous sommes aujourd’hui plus que jamais en compétition avec des artistes, des commissaires, des galeries, des collectionneurs, même des gens d’affaires, qui sont très, très ambitieux et qui veulent faire partie de la dynamique internationale, qui ont soif d’ouverture, d’autant plus quand ils viennent des pays de l’ex-Europe de l’Est, de l’Inde, de la Chine ou de l’Amérique du Sud. Nous devons cesser de nous complaire dans un confort qui nous isole. Nous devons créer les moyens de nous dépasser, les exiger de nos gouvernements, encourager les dynamiques commerciales qui peuvent nous sortir de l’inertie et de la clôture sur soi. Je le dis d’autant plus que j’aime et que je suis très stimulée par les dynamiques de création qui émergent ici, mais elles pourraient être plus fortes : elles en ont le potentiel. Seule l’exigence semble nous faire défaut collectivement pour l’instant.
Ce climat d’autosatisfaction explique aussi la suspension de Parachute, alors même que la revue était en plein vol. Nous ne pouvions aller nulle part dans ce contexte délétère, sauf nous laisser choir et disparaître définitivement par le manque de soutien du milieu environnant. Il valait mieux annoncer une pause, et tenter de trouver d’autres manières de faire que celles qui priment dans le contexte québécois et canadien. Un jour, bientôt j’espère, il sera impératif de revoir programmes et structures, et de se poser des questions fondamentales en ayant en tête des objectifs de qualité plutôt que ceux du political correctness qui prévalent aujourd’hui, et qui tendent à tout diluer dans une soupe au goût moyen.
JD : Dans ce contexte, quelles sont les avenues possibles pour la relance de la revue, et sous quelle forme?
CP : En général, les revues subventionnées ne bénéficient pas de capital d’investissement. Parachute a possiblement ce potentiel, celui d’attirer des investisseurs privés, vu son large rayonnement international et la qualité et la spécificité que l’on reconnaît généralement à la revue. Si nous pouvions lancer 50 000 exemplaires sur le marché, cela changerait la donne, et nous pourrions devenir autonomes. Après tout, même avec un faible tirage moyen de 4000 exemplaires, nous nous trouvions dans quarante pays! De toute façon, nous n’avons rien à perdre sur le plan des subventions canadiennes aux périodiques (auxquelles nous avons définitivement renoncé) ; les programmes en place actuellement favorisent nettement les revues locales au contenu local, et à petit tirage. Il n’existe pas de programmes favorisant la diffusion internationale ou l’exportation. De toute façon, il faut réaliser qu’exporter, c’est aussi une question de contenu et qu’il ne suffit pas seulement d’être visible à l’étranger, il faut pouvoir y attirer des lecteurs, susciter là aussi débats et questionnements et participer aux enjeux qui animent la scène internationale et non seulement canadienne. Avec Parachute, j’ai toujours essayé de créer une dynamique entre nous et la scène internationale, d’y apporter une forme de spécificité, une vision du monde, fondée sur notre double culture mais aussi sur l’hybridité de ma propre formation artistique et intellectuelle, axée sur le métissage des langues, des disciplines et des formes artistiques.
Pour finir, en rapport avec la philosophie même qui anime Parachute, le désir de changer la donne, d’ouvrir la situation dans laquelle on est, de transformer les dynamiques (un rôle politique basique en somme), je ne me vois pas continuer Parachute « la revue » sans l’accompagner d’un événement. C’est ce qu’on a fait dans les premières années de la revue, et il me semble important, à l’heure où on est dominé par les foires et les biennales, trop pareilles les unes aux autres, de remettre les enjeux de Parachute sur le terrain. C’est un projet que j’ai et qui pourrait se jouer en intervenant ici et là sur la scène internationale par le biais d’un événement –dispositif d’interaction – et dont la revue pourrait être le principal outil de réflexion et de développement.