[Printemps 1994]
par David Hopkins
Un homme éreinté gît sur une table, rompu, semble-t-il, par une nuit blanche de beuverie. Nous sommes happés par le drame. Une femme, debout sur le seuil de la porte, les mains sur les hanches, apparaît dans l’éblouissante lumière matinale.
Ses bras reprennent le motif dessiné par ceux de l’homme épuisé. Est-ce sa sœur ou une voisine curieuse venue contempler la scène ? Sa posture reproduit celle de l’homme, quoique la sienne en soit plutôt une d’apitoiement alors que celle de l’homme est marquée par la fatigue et le désespoir. La silhouette tronquée de sa femme enceinte se découpe à ses côtés, le bras gauche de celle-ci reprenant le même motif. Elle semble s’être résignée à son sort, mais elle place l’espoir qui lui reste dans ce fils qui regarde par la fenêtre. Iva Zimova, une photographe montréalaise, est l’auteure de cette saisissante photographie, extraite de l’un de ses portfolios documentaires.
Chacun des plus récents portfolios de Zimova est issu d’une volonté de témoigner de la vie quotidienne dans une culture fragile, en lutte pour sa survie. Ses photographies vont au-delà de la simple anecdote et nous invitent à partager la singularité de sa vision. Chaque portfolio semble porter l’empreinte d’une réaction spontanée devant la nature particulière de chaque communauté.
Au cours des trois dernières années, ses portfolios ont traité des villages de Tsiganes de l’est de la Tchécoslovaquie et de la Roumanie, de la vie dans les communautés tchèques reculées de Banat en Roumanie, et, récemment, de certaines communautés choisies d’autochtones du nord du Québec. Zimova indique dans le texte d’introduction de ses portfolios qu’elle veut « présenter les communautés telles qu’elles sont en ce moment ».
L’intensité de son témoignage semble procéder d’un intérêt envers l’histoire et la tradition, et d’une inquiétude devant les changements que subissent la culture et le tissu social de ces peuples sous la pression de la culture dominante des communautés avoisinantes. Les transformations dont elle parle résultent des contacts avec le monde extérieur ou des efforts déployés par les cultures dominantes pour rapidement asservir et assimiler ces cultures marginales.
Les communautés de Tsiganes ont, pour leur part, réussi depuis des siècles à préserver leur identité ethnique et leur mode de vie traditionnel, en dépit des tentatives répétées d’assimilation des gouvernements tchèque et roumain à leur égard. Zimova prédit que les événements qui ont récemment bouleversé les pays d’Europe de l’Est, combinés à la montée du nationalisme et du racisme, affecteront profondément l’avenir de ces communautés.
Les Tchèques de Banat sont les descendants d’un ancien peuple tchèque qui, au XIXe siècle, a émigré vers une région reculée de la Roumanie. Us ont conservé les traditions, le mode de vie et les valeurs de leurs ancêtres malgré qu’ils aient été coupés, tant culturellement que géographiquement, de leur mère patrie et se soient retrouvés entourés de Roumains. Leur relatif isolement et leur aptitude à se suffire leur a permis de perpétuer des techniques d’agriculture rudimentaires vieilles de plusieurs siècles, une morale rigoureuse et de continuer à parler l’ancien tchèque dans la vie de tous les jours. Zimova constate la graduelle infiltration dans cette communauté des effets pernicieux de l’instabilité politique et du désastre économique roumains.
Enfin, le plus récent work in progress d’Iva est un portfolio portant sur les autochtones du nord du Québec. Il comprend des photographies des Inuit de Kuujjuarapik (Grande-Baleine), des Naskapis de Kawawachikamach (Schefferville), des Montagnais de Matimekosh (Schefferville) et des Maliotenam (Sept-îles).
Dans l’introduction au portfolio, Zimova indique que les autochtones du nord du Québec entretenaient un lien spirituel intense avec la terre et les formes de vie qui l’habitaient. Elle croit que les arrivants européens ont perturbé cet équilibre et que, plus récemment, les contacts sans cesse plus fréquents avec les habitants du sud du pays ont été néfastes pour l’environnement, l’économie et la structure sociale des peuples autochtones. Elle désire rendre compte de leur présent mode de vie et de leurs déchirants efforts pour tenter de conjuguer leurs cultures traditionnelles à la réalité qui est la leur aujourd’hui.
Le principal objectif de la photographe est atteint dans les trois portfolios : présenter le mode de vie actuel de chacun des différents groupes. Elle assiste aux événements sociaux et aux rituels ; les naissances, les baptêmes, les cérémonies religieuses, les mariages et les funérailles sont présents dans chacun des portfolios. Zimova tient également compte des regroupements plus informels et des activités de ses sujets au plan individuel, tout en intégrant volontairement le contexte matériel entourant l’événement. Ce contenu, complété par une multitude d’indices subtils, brode une vaste tapisserie visuelle de chaque culture. Elle va cependant au-delà de son but avoué en incorporant au document sa vision et son style personnels. Son regard pénétrant et la qualité de son interprétation confèrent une grande puissance aux portfolios.
Dans le portfolio portant sur les Tsiganes, son approche est audacieuse, intimiste et souvent brute techniquement. Les photographies semblent s’être imprégnées de l’ambiance dans laquelle baigne la communauté; les tons violents, le grain grossier et les contrastes heurtés évoquent les luttes que la communauté doit chaque jour mener contre l’alcoolisme, la pauvreté et l’absence de perspectives d’avenir. Son choix de cadrage et son sens du rythme révèlent un effort conscient visant à établir des relations entre les divers personnages ou éléments de la photographie. Cette approche est efficace sur le plan formel et permet également de suggérer une histoire ou le scénario d’un drame au spectateur.
Son style est plus modéré lorsqu’il s’applique à la très traditionnelle communauté tchèque. Cette communauté demeure plus secrète, dans la mesure où elle valorise fortement la tradition, la religion, le travail et des rapports réglés entre les enfants et les adultes. Par conséquent, le style de Zimova change selon les peuples qu’elle rencontre — l’âpreté, l’audacieuse intimité et les violents contrastes sont désormais absents. Ce portfolio est traversé par un style documentaire de facture plus classique. L’examen se fait à distance respectueuse, la lumière et les contrastes sont plus sobres et l’interaction entre les éléments qui composent la photographie est tempérée.
En dépit de l’approche plus dépouillée de ce portfolio, on y retrouve encore en filigrane un sens de l’observation aigu et un fort penchant pour la juxtaposition. Le cadrage et le rythme qu’elle adopte investissent de sens les plus petits gestes en nous dévoilant les personnages et, de là, leur communauté. La photographie d’un couple âgé et d’un jeune garçon est particulièrement éloquente à cet égard ; la pellicule y a figé le moment exact où leurs mains révèlent les relations entre les individus et composent une structure visuelle idéale. Il est évident que la main au premier plan, dans le prolongement d’une manche sombre et d’une manchette blanche, est celle d’un étranger qui s’insinue dans le cadre. Notre regard est attiré par la main pataude du vieux paysan, la main câline de sa femme qui le taquine affectueusement et la tendresse avec laquelle la main du jeune garçon s’agrippe à la robe de sa grand-mère.
En l’absence de l’alcoolisme abrutissant et de la pauvreté dont sont victimes les Tsiganes, Zimova semble ici plus détendue et laisse souvent libre cours à son sens de l’humour. Sa photographie de la fillette et de la vache déambulant dans la rue principale poussiéreuse du village est exemplaire, en ce sens qu’elle est typique de son aptitude à présenter le caractère agraire et rustique de la communauté tout en profitant de l’occasion pour s’amuser un peu.
Dans son plus récent portfolio, la photographe a remplacé la lumière veloutée, les riches textures et l’espace restreint qui évoquaient l’Europe de l’Est par des tons plus subtils et un style plus ouvert et plus formel. L’espace prend de l’ampleur avec le changement de continent, les images du Nord l’obligent à inclure l’immensité du ciel ou les parois blanches des tentes de grosse toile. Iva s’efforce toujours de saisir le caractère spécifique de la communauté, mais elle met davantage l’accent sur l’organisation graphique et formelle des images. La cigarette qu’une femme tient à l’horizontale n’est pas tant un lourd symbole du tabagisme qu’un contrepoint visuel à la série de lignes verticales que tracent la clôture et les poteaux de tente. En accord avec ce nouveau style, les photographies de ce portfolio sont moins intimes et moins émotives que celles réalisées par le passé. Elle déroge cependant à ce principe dans le cas des funérailles d’une victime de meurtre.
Zimova passe l’hiver à Kuujjuarapik (Grande-Baleine). Il est possible que les brèves heures d’ensoleillement et le froid mordant lui aient soufflé l’idée de son prochain projet. Elle prévoit aller à Mexico où elle se penchera sur la vie des habitants des quartiers pauvres de la ville. Elle pense que la pollution, l’infrastructure défaillante, la pauvreté et la surpopulation qui sévissent dans cette mégalopole sont symptomatiques du sort qui attend peut-être toutes nos grandes villes occidentales en expansion.
Iva Zimova détient un baccalauréat en beaux-arts de l’Université Concordia de Montréal et est une diplômée de l’Institut de photographie du collège Dawson. Elle a participé à de nombreuses expositions collectives et a à son actif quatre expositions solo depuis 1989. Iva Zimova a bénéficié d’une bourse du Conseil des arts du Canada pour réaliser son portfolio Les Tchèques oubliés de Banat et a reçu une subvention du ministère de la Culture du Québec pour son étude sur les autochtones du nord du Québec.
David Hopkins enseigne la photographie au collège Dawson de Montréal et a publié des articles dans un récent numéro de Camera Canada et dans la revue Camera and Darkroom.