[Automne 1992]
par Pierre Beaucage
L’HEURE D’ASIE
Comme nous le raconte la Terre :
Parce que les glaces s’accumulèrent aux pôles pendant des milliers d’années, abaissant la surface des mers, Parce que des chasseurs sibériens, par petits groupes, à des milliers d’années d’intervalle, empruntèrent la passerelle aléoute derrière les troupeaux de rennes,
avec pour tout bagage la lance et le chien, et la cage du feu, et des mains d’hommes qui savaient travailler dans le silex des pointes à l’image des feuilles de hêtres, et des mains de femmes qui savaient apprêter et coudre les peaux;
Parce qu’ils rencontrèrent la forêt dans le large corridor entre la mer et les Rocheuses, et poursuivirent lentement une migration millénaire vers le sud; s’appropriant les collines et les plaines, les fleuves et les marais du monde nouveau;
Parce que la sécheresse du plateau mexicain, du haut couloir andin et des côtes péruviennes raréfia le grand gibier et les arbres, donnant plus de valeur au piège et aux lacets, aux mailles qui retiennent le poisson,
aux pierres pour broyer et moudre les graminées, au pilon pour décortiquer les noix, au feu pour attendrir la fibre du maguey et purger l’acide du manioc;
Comme le raconte leur Parole, qu’ils n’écrivirent pas, ou si peu :
Ils ne découvrirent pas, ils créèrent le maïs et le manioc, et ameublirent la terre avec la coa et la llaqta et y firent croître les Cent Plantes du Jardin du Nouveau Monde,
et les campements de chasseurs devinrent des villages et des villes de prêtres et de guerriers qui établirent leur domination sur un peuple de paysans, du Mexique à l’Argentine, parsemant les montagnes d’autres montagnes, géométriques, où asseoir leurs temples et leurs palais-citadelles;
Pendant qu’au nord et au sud se diffusait lentement l’usage des Plantes qui Nourissent et des Plantes de Rêve.
Et la racine d’Asie devint la première racine américaine.
L’HEURE D’EUROPE
Comme nous le racontent les Livres :
Parce que princes et seigneurs, gens de robe et d’épée, pour souligner ce qui les distingue du commun des mortels étaient disposés à échanger, pour les trésors d’Orient et les Herbes Précieuses, la rente et le cens, la dîme et la gabelle;
Parce que les marchands avaient libéré la ville, leur espace, des servitudes et énonçaient que l’Argent n’est pas fait pour être dépensé, ni pour être thésaurisé, mais bien pour se reproduire, comme un être vivant, comme Capital;
Parce qu’un aventurier audacieux sut convaincre une reine d’Espagne d’équiper trois caravelles, en sacrifiant même ses bijoux,
Parce que le royaume de cette reine devait son existence même à l’idée que tous les hommes devaient appeler Dieu par le même nom, quoi qu’il put en coûter;
Alors vinrent par l’Océan d’autres hommes, par poignées d’abord, puis par milliers, étendre leur domaine sur l’Amérique des bâtisseurs de temples et des cultivateurs, avec la cuirasse et l’épée et le mousquet-tonnerre et les chevaux-chevreuils pour les porter,
et aussi les meutes de grands dogues croisés et entraînés exprès pour le combat, contre les hommes à pied, aux massues de bois, aux boucliers de coton et aux armures de roseaux tressés.
Avec la croix aussi, pour remplacer par le Dieu unique la troupe fantastique des dieux du soleil et de la pluie, de l’amour et de l’ivresse, qui ne jugeaient pas la conduite des hommes, mais avaient besoin de la communion dans la chair et le sang et les champignons prophétiques.
Et ceux qui étaient jusqu’alors des hommes et des femmes, des Nahuatl et des Mayas, des Lencas, des Chibchas et des Quechuas, s’aperçurent qu’ils étaient devenus des Indiens.
À la corvée du Palais et de l’Église s’ajoutèrent celles de la mine, de l’atelier, de l’hacienda, et les Amérindiens moururent par milliers, par millions, au point que s’émurent les conquérants
à l’idée que l’Empire s’écroulerait si sa base continuait de s’amenuiser ainsi, et on leur mesura des terres, et des jours pour les travailler.
Et les descendants des premiers Américains se révoltèrent contre leurs nouveaux maîtres, d’innombrables fois. Et ils comprirent peu à peu que ce serait un combat de longue haleine : qu’il leur faudrait utiliser toutes les armes :
Se faire chrétiens et utiliser l’Église contre le pouvoir des conquistadors; se faire sujets du roi et utiliser le corrégidor contre les abus de l’Église; se faire républicains pour chasser le pouvoir royal et devenir libéraux ou conservateurs contre la république des grands propriétaires conservateurs ou libéraux.
Et la racine d’Europe se croisa avec la racine d’Amérique : de force, parfois, mais par choix aussi, car des paysans d’Europe trouvaient parfois si doux l’air de la liberté qu’ils respiraient sur cette terre qu’ils en oubliaient la paroisse et la seigneurie, le corrégidor et les Majestés Très Catholiques pour adopter la vie de ceux qu’ils devaient dominer ou détruire.
Et se créa ainsi le peuple des Métis, parfois aux marges des nouveaux empires, parfois en leur cœur même, intermédiaire entre les nouveaux venus et les premiers maîtres du sol et du ciel; sans que ne s’éteigne le souvenir des massacres d’hier, car il se perpétue dans le mépris d’aujourd’hui.
L’HEURE D’AFRIQUE
Parce que les Indiens ne suffisaient pas à la tâche gigantesque d’extraire le minerai et de faire tourner le moulin de la canne, de défricher la forêt et de planter les cacaoyers;
Parce qu’un moine, dont les livres nous disent qu’il était bien intentionné, jugea leurs bras plus robustes et leurs humeurs plus adaptées au soleil et au labeur,
Parce que les Portugais avaient semé de comptoirs la côte de l’Afrique, dans leur long périple vers les Indes et Cathay,
D’autres bateaux arrivèrent porteurs d’hommes noirs chargés de fers.
Combien ? Un million, dix millions, vingt millions ? On ne le saura jamais car des archivistes sensibles, et des gouvernements prudents, ont détruit les registres fort bien tenus où l’on notait soigneusement le débit et le profit, la valeur du mousquet, du miroir, de la pièce de calicot payés pour chaque « bille de bois d’ébène »,
Disparus aussi les livres de bord où l’on consignait les morts, un sur trois, pendant la seule traversée de l’Atlantique.
Les morts des plantations et des mines, elles, étaient rarement consignées. Sauf quand des épidémies venaient décimer le groupe et qu’on embauchait un médecin pour éviter de perdre tout ce Capital.
Mais les esclaves résistaient, par le meurtre, ou le suicide, ou la fuite vers la forêt : Bush Negroes du Suriname, Quilombos du Brésil, Marrons des Antilles, lieux-racines qui demeurent pour que soit à jamais inscrit dans l’histoire et la géographie le dessein de ceux qui n’avaient pas la parole.
Et ils rencontraient parfois, dans cette fuite, les Indiens qui avaient choisi le repli dans la forêt : ils apprirent d’eux les herbes et le gibier, et leur enseignèrent la machette et le mousquet, et les plantes du dehors. Naquirent des civilisations nouvelles qui prirent nom Séminoles, Garifunas, Miskitos et qui savaient mieux survivre dans cet étrange Nouveau Monde.
Et cette terre est devenue la Terre de tous.
Pierre Beaucage, né en 1942, a fait des études en anthropologie au Québec et en Angleterre. Actuellement professeur au département d’anthropologie de l’Université de Montréal, il a effectué de nombreux séjours au Mexique et en Amérique Centrale notamment chez les Nahuas au Mexique et les Garifunas du Honduras.