[Automne 1994]
par Marcel Blouin
Pendant les 10 ou 15 dernières années, la photographie s’est fait une place de choix parmi les arts visuels, les arts contemporains et la postmodernité. Indéniable. Non seulement elle s’est fait une place, mais elle a pris beaucoup de place dans la production artistique contemporaine.
La photographie a acquis ses lettres de noblesse en étant maintenant acceptée et reconnue, voire même considérée comme chef de file parmi les autres médiums: peinture, sculpture, gravure, etc. Reconnue donc, décortiquée et analysée, elle fait l’objet de nombreuses publications. Il s’agit d’un art visuel à part entière. Ceux qui n’ont pas encore compris cela ignorent que la terre tourne autour du soleil. La photographie est opportuniste parce que pendant ces 10 ou 15 ans, elle s’est servie des appellations « arts visuels » et « arts contemporains » afin de dorer son blason et que maintenant… et que maintenant…
Opportuniste ? Dans la poursuite de son développement et de son ascension, la photographie ne se contente plus d’une simple acceptation au sein des autres arts visuels. Elle est ambitieuse et se demande maintenant si elle a plus en commun avec les arts visuels dits traditionnels qu’avec le cinéma, la vidéo, les arts médiatiques, les nouvelles technologies, la littérature ou la philosophie.
Pensons seulement – et j’insiste, ceci n’est qu’un exemple – au simple fait que la visualisation d’images fixes sur écran cathodique est maintenant possible grâce aux nouvelles technologies. L’image fixe à l’écran est sous-utilisée en comparaison de l’image en mouvement. Nous en sommes là, aujourd’hui, c’est-à-dire au tout début de la création et de la visualisation d’images fixes ayant pour lieu de création et support de présentation l’écran cathodique. Le plus proche parent de cette image fixe est sans nul doute la photographie. Elle serait sa sœur aînée, plutôt que sa mère.
Doit-on reconnaître la spécificité de la photographie ? Pendant une dizaine d’années, nous avons tenté, pour la plupart d’entre nous, de sortir la photographie de son isolement en la faisant entrer dans le champ des arts visuels au côté des autres médiums, mais voilà que l’on désire lui redonner son autonomie. Pourquoi ? Parce qu’elle est plus forte qu’elle ne l’était, parce que le monde dans lequel nous vivons a changé. Il s’agit d’une question d’ouverture plutôt que de fermeture. D’ouverture à cause de ses emprunts et jumelages aux autres formes d’expression artistique; d’ouverture à cause de ses affinités avec l’image fixe électronique; d’ouverture encore à cause de ses escapades dans la peinture, la sculpture, la littérature, le théâtre et la poésie. Il s’agit donc d’une ouverture plutôt que d’un repli sur soi et, paradoxalement, c’est à cause de cette ouverture que la photographie doit aujourd’hui regagner la spécificité qui lui est propre: la photographie étant spécifique de par son ouverture plutôt qu’en raison d’un renfermement sur elle-même.
Doit-il y avoir des départements consacrés à la photographie dans nos universités ? Doit-il y avoir des musées et des galeries consacrés à la photographie ? Doit-on accorder un statut spécifique à la photographie au Conseil des arts du Canada et au Conseil des arts et des lettres du Québec ? Les demandes de bourses déposées à ces mêmes conseils doivent-elles être étudiées par des pairs, c’est-à-dire ceux et celles qui se disent, se veulent et sont reconnus comme des artistes utilisant la photographie ou des photographes ?
Que l’on me comprenne bien, je ne suis pas en train de dire que la photographie n’est plus un art visuel. Elle l’est encore et le restera, sans aucun doute. Le fait est qu’elle ne veut plus s’en contenter. Ce que j’affirme, à la lumière de la situation sociale, artistique et technologique actuelle, c’est que la photographie n’est plus seulement un médium parmi d’autres à l’intérieur des arts visuels. Elle a désormais au moins autant de points communs avec, par exemple, les arts médiatiques. La photographie est devenue un carrefour aux entrées nombreuses et aux sorties imprévisibles, au point où on ne peut toutes les énumérer. L’artiste observe, décortique, traduit, transforme et retransmet sa vision du monde dans lequel nous vivons, et nous vivons, justement, dans un monde ultra-médiatisé. Le rôle de l’image (fixe, photographique) est désormais d’une importance capitale et marque de façon incontestable notre conscience et, je suis tenté d’ajouter ironiquement, notre inconscience.
En insistant sur l’importance de la photographie, il ne s’agit pas d’une sortie corporatiste et sectariste aux dépens des autres formes d’expression artistique. C’est tout le contraire d’un sectarisme. Parlons plutôt d’éclectisme. Il s’agit simplement de constater l’importance de ce médium hybride qui se trouve, par un hasard historique, à la rencontre de l’an contemporain, de la société médiatique dans laquelle nous vivons et des nouvelles technologies. Cela ne doit rien enlever à l’importance des autres disciplines. Mais force est de constater que la photographie et son pendant englobant, l’image fixe, prennent une importance capitale dans les pays riches d’abord, mais aussi à l’échelle du village global, ce petit village rêvé et craint à la fois. Rêvé par ceux qui croient pouvoir y jouer un rôle d’acteur, craint par ceux qui se voient déjà comme les victimes d’un réseau d’échanges d’idées et d’informations au service d’un groupe sélect. Bref. Dernière mise en garde. Je ne tiens pas ici à faire l’apologie des nouvelles technologies et de l’autoroute électronique, je tente simplement de positionner la photographie par rapport à ce qui se construit sous nos yeux.
Que l’on me comprenne bien, je ne suis pas non plus de ceux qui, nostalgiques, prêchent un rétrécissement de la définition artistique et administrative de la photographie, telle que nous l’avons connue, dans l’idée de la rendre autonome autour de ce que l’on pourrait appeler «un courant classique » faisant appel aux genres photographiques (portrait, paysage, photojournalisme, etc.) jusqu’à ce qu’elle soit libérée de ce cantonnement, de ce catalogage limitatif par son entrée remarquée dans les arts contemporains. Merci aux créateurs qui l’ont utilisée et qui continueront de l’utiliser, merci aux théoriciens qui l’ont décortiquée et qui devront à nouveau se pencher sur elle puisque d’autres questionnements s’imposent maintenant à nous avec les technologies informatiques, c’est-à-dire un nouveau rapport avec la manière de capter, de retransmettre et de diffuser notre perception – notre fabrication – de la réalité.
Mais comme je l’affirmais précédemment, la photographie ne sait plus s’arrêter, au risque d’en perdre plusieurs dans son sillon. Opportuniste, son cheval « arts visuels » étant non pas essoufflé, mais insuffisant afin de tirer le poids de ses ambitions, la diligence «photographie» s’accroche maintenant à d’autres chevaux, me permettant d’affirmer que la photographie est actuelle et non plus seulement un art actuel. La spécificité de la photographie en fait un art visuel bien particulier. Sa multiplicité et son éclectisme font d’elle un carrefour plutôt qu’un embranchement, le moyeu d’un monde qui se dessine, c’est-à-dire l’image fixe, plutôt qu’un rayon de la roue «art visuel».
Pour toutes ces raisons, c’est-à-dire compte tenu que la photographie, cette pieuvre, est devenue un médium carrefour, j’affirme: oui à des départements de photographie consacrés à la photographie dans nos universités; oui à la spécificité de la photographie au Conseil des arts du Canada et au Conseil des arts et des lettres du Québec; oui à des centres d’artistes et à des musées consacrés à la photographie. Sur ce dernier point, il est important de noter que ce n’est pas parce que je suggère que l’on s’ouvre à l’idée de musées consacrés à la photographie que les musées déjà existants ne peuvent pas l’exposer ou la collectionner. La photographie n’est pas monolithique. Préconisons plutôt ce qui la caractérise, c’est-à-dire son aspect tentaculaire, sa générosité, sa multiplicité et son hybridité.
À l’occasion j’entends: Ah! vous ne vous intéressez pas aux arts visuels en général, mais seulement à un médium qui est celui de la photographie. Quand j’entends cela, j’ai des frissons. Est-ce qu’on affirme cela devant les gens du milieu du cinéma, du théâtre, de la danse ? Au grand jamais. Vous ne vous intéressez qu’au théâtre, voilà bien peu de chose en comparaison du vaste monde de l’art. Bien mal venu celui qui oserait prononcer ces paroles. La photographie, ou plutôt le monde de l’image fixe, est en train de devenir aussi étendu, hybride et interconnecté aux multiples dimensions de nos réalités médiatiques, philosophiques et artistiques que le cinéma, le théâtre ou la littérature. Est-ce que vous croyez que les artistes du milieu du théâtre accepteraient que leurs demandes de bourses soient étudiées par des intervenants des milieux de la danse ou des arts visuels ? Au même titre, il est important que les jurys qui étudient les projets des photographes soient formés de pairs issus du milieu de la photographie afin que ces derniers en connaissent l’histoire, les particularités et les tendances actuelles fort diverses, qu’ils sachent la positionner non seulement en fonction de l’histoire de l’art, mais aussi en tenant compte des avenues qui s’offrent maintenant à elle.
Pendant ce temps, comble du paradoxe, la photographie vit un recul important au Canada. Au Banff Art Center, nous apprenons que le programme consacré à la photographie va disparaître tandis qu’au Service des bourses du Conseil des arts du Canada, ils ont congédié la responsable rattachée au service dédié à la photographie qui y travaillait depuis 22 ans. La photographie perd maintenant, au Conseil des arts du Canada, son statut d’entité séparée. On nous promet cependant que les projets soumis par les photographes seront tout de même étudiés par des créateurs issus du milieu de la photographie. Pour combien de temps en sera-t-il ainsi ? La logique étapiste du Conseil des arts voudrait plutôt que la spécificité de la photographie s’efface complètement avec le temps au profit d’une mise en commun administrative avec d’autres médiums à l’intérieur du Service des arts visuels. Les raisons invoquées pour justifier cette restructuration sont les restrictions budgétaires. Que doit-on penser ? Tout le monde sait que depuis quelques années déjà, M. Richard Dennison, directeur du Service des bourses, et Mme Monique Bélanger, agente attitrée à la section photographie, sont à couteaux tirés pour des motifs ambigus. Ce changement administratif ressemble beaucoup plus à un règlement de compte qu’à des réformes qui tiennent compte de la situation actuelle de la photographie au Canada. Le milieu de la photographie ne peut accepter un recul comme celui-ci, et surtout pas pour des raisons aussi obscures.
La photographie et l’image fixe prennent désormais une place de premier plan dans nos sociétés et en particulier dans le champ des arts contemporains, là où se retrouvent les questionnements les plus pointus et les plus révélateurs concernant notre mode de vie postindustriel. Les phénomènes semblent se superposer, s’ajouter, s’additionner plutôt que se remplacer. Ainsi, la photographie ne remplace pas un ou plusieurs médiums déjà existants, elle s’y ajoute. La place prise par la photographie n’est pas l’aboutissement d’un lobbying bien orchestré, mais plutôt le résultat d’un contexte historique. L’enjeu actuel est trop important pour laisser de pareilles décisions entre les seules mains de fonctionnaires mal éclairés ou peut-être, pire encore, mal intentionnés.
Le Service de la photographie du Conseil des arts du Canada ne doit pas disparaître. Au contraire, la photographie mérite une attention particulière puisqu’on ne peut que lui reconnaître un statut ontologique spécifique. Elle se fonde sur un langage et une rhétorique distinctifs et s’inscrit dans un continuum historique qui lui est propre. Elle génère la création d’institutions et d’événements spécialisés (ex. : le Musée canadien de la photographie contemporaine, plus d’une dizaine de centres d’artistes canadiens voués à la promotion de la photographie, le Mois de la Photo à Montréal, etc.).
Nous vivons dans un monde complexe et multiple. C’est dans ce contexte de multiplicité et de spécificité que s’inscrit la photographie. Nos technocrates responsables de la gestion et de l’administration des différents programmes doivent en tenir compte dans leur classification-catégorisation-rationalisation de ce qui constitue les cadres de développement des arts à l’échelle d’un pays. Ce qui n’est pas peu dire.