[Hiver 1993]
par Claire Gravel
Depuis un quart de siècle,Michel Hébert photographie inlassablement les mêmes paysages aux lignes d’horizon marquées par le fleuve. À première vue, l’on pourrait croire que ces lieux sauvages témoignent de la permanence du monde face à la trace qu’est toute œuvre d’art.
Au début des années 1960, Michel Hébert dessine et peint d’après photographie, dans la foulée hyperréaliste. L’École des beaux-arts de Québec sera un moment déterminant dans son apprentissage de la photographie. L’intensité des valeurs l’emportera définitivement sur les tonalités.
Les premières œuvres de Michel Hébert se distinguent par la finesse d’un coup de crayon qui imite le grain de la photographie. Apparaîtront plus tard des photomontages où la structuration symbolique des éléments est à l’écoute de l’antinomie nature/culture des recherches intellectuelles de l’époque.
En 1968, un dessin présente une découpe du réel à travers le viseur d’un appareil-photo 6 par 6 : hors foyer sont les personnages, la mise au point se fixe sur le paysage. Ce « trompe-l’œil » est significatif d’une lutte entre les sujets : les corps humains finiront par être évacués, le paysage sera magnifié à travers des recadrages extrêmement soignés, empreintes hallucinantes où se déploient toutes les nuances de gris.
Moments de splendeur que notre regard balaie sans voir, car cette phosphorescence des particules lumineuses, nos faux panoramiques viennent en écraser les contrastes. Plus de noir ni de blanc aveuglants, mais des gris qui murmurent, des orients de perles, une plasticité infinie de modulations et de textures. Ce qui est proche paraît éloigné, l’élongation panoramique accentuant l’étrangeté du modèle paysager des prises de vue.
Car le rabattement de l’angle de vue et le recadrage au tirage définissent une vision plus «abstraite». Quelque chose s’est perdue. L’image rayonne de l’intérieur, plus forte de cette perte où elle atteint à la quintessence du paysage.
La perte dit l’origine, son inscription dans un ailleurs mythique où se rejoignent le regard du photographe et celui du spectateur. Michel Hébert parle justement d’«image-spectacle», où nous glissons et sommes emportés.
Dans L’anti-panoramique, nous semblons surplomber à une très haute altitude la nature quand, au fond, c’est tout le contraire. Nous rasons le sol de failles et d’algues gorgées de l’eau de la dernière marée.
Devant le chevauchement à perte de vue des croûtes De glaces amoncelées, nous ne savons plus où nous sommes, dans cette cristallisation de mouvements contradictoires qui transforment le fleuve en croûtes de plâtre.
Hébert reconnaît l’influence d’Edward Weston, d’une photographie américaine des années 40, où les images de nuages et de fragments de rochers, du désert de Mojave, partagent la même approche directe, « puriste », patiente face à la nature.
« One must feel definitely, fully, before the exposure », a écrit Weston. Hébert parle, lui aussi, d’une approche intuitive, de photographies issues d’une recherche intérieure, de sites choisis en fonction d’une certaine émotion ressentie.
Malgré l’usage du 4 par 5, Hébert repère ses images avec un cache de carton qui reprend le format panoramique. Ce cache s’apparente aux lunettes que portent les Inuits l’hiver. La découpe sera retracée en chambre noire.
Il existe bien une construction du réel. Celui-ci n’est donc pas si « brut » : la « structure de représentation » dont parle Victor Burgin dans Thinking Photography a été investie d’un caractère «performatif», une stylisation romantique.
L’acte même de cadrer est, bien sûr, un reliquat de la composition picturale. Depuis trois ans, Michel Hébert cherche dans ses panoramiques à recréer un effet d’ensemble. Le paradoxe de la réduction opérée par le recadrage insuffle de nouveau à cette totalité, issue du fragment, le sens de l’universel.
Hébert cadre son image avant même qu’elle ne soit immobilisée sur pellicule. L’image doit se plier à un désir de structuration du réel avant son enregistrement. Le « corps à corps » qui se joue une seconde fois dans la chambre noire vient redoubler l’acte créateur et surdéterminer la notion d’œuvre.
Sur le « motif » cher aux peintres, la prise de vue virtuelle (avec le cache) transformait la prise de vue physique en acte de la pensée. Le cadrage vient par la suite resituer un souvenir sur des images différentes, restituer une vision sur le « ça a été », qui n’était pas «ça».
Il s’agit, pour Hébert, de retrouver le modulé des gris photographiques, l’absence de l’ombre et de la lumière : ce moment décisif où le paysage le plus plat devient vertigineux. Il s’agit de reconstruire l’image oubliée, l’image choisie avant l’image. De retrouver le lieu originaire.
« Je retourne sans cesse sur les mêmes lieux, dit l’artiste. Forillon dégage une atmosphère qui est pour moi un point de référence. Les Gaspésiens y ont vécu très durement. La rigueur du climat que l’on retrouve dans le bas du fleuve y est dédoublée. Là-bas, le fleuve, c’est une mer. Il n’y a pas un brin de vent et l’on sent les roulements des vagues, leurs bruits. »
« Les galets sont des morceaux de falaise tout usés. Le vent joue de toutes les façons : la température change d’une heure à l’autre. »
Éternel retour, éternel changement. Les travaux récents de Michel Hébert sont à l’instar des paysages de roc et de silence qu’ils dépeignent, traces moirées sur les sels d’argent figés pour l’éternité.
Michel Hébert enseigne depuis de nombreuses années au cégep de Matane, dans l’est du Québec. Ses images laissent voir un sens profond de l’observation et procèdent d’une grande minutie dans leur facture. L’artiste a participé à de nombreuses expositions, solos ou de groupe, depuis 1967. Récemment, son travail était présenté dans l’une des expositions du Mois de la Photo à Montréal, en septembre 1993. Hébert est un spécialiste de la sensitométrie en photographie et du système des zones. Parallèlement à sa démarche créatrice et à son engagement pédagogique, il rédige actuellement un ouvrage sur ces deux éléments importants de la photographie contemporaine.
Professeure d’histoire de l’art, critique et conservatrice d’art actuel, Claire Gravel détient un doctorat en esthétique de l’Université de Paris-X (1984). Elle a publié de nombreux articles sur la photographie dans le quotidien Le Devoir (1987-1991) ainsi que dans des revues spécialisées (Flash Art, Les Herbes Rouges, Vie des arts).