[Été 1995]
par Mona Hakim
À première vue, les paysages photographiques de Pierre Blache semblent paisibles, désertiques. À bien y regarder, on se rend compte que ces images recèlent pourtant quelque chose de nébuleux.
Une présence indistincte, sorte de spectre envahissant chacun des lieux. C’est que le passage de l’homme y a laissé des marques, générant sournoisement des espaces entachés, presque « impurs ». Rien de provocant cependant. Les images suggèrent plutôt qu’elles ne dénoncent. Ici une bande peinte sur un rocher, là une clôture ou une caravane au milieu d’un champ désert. Il faut traverser le voile brumeux qui colore ces portions de nature pour mieux observer les signes qui s’y immiscent en sourdine.
De fait, ces paysages « fondus au gris » cèdent peu de place aux contrastes. La lumière se laissant plutôt consumer par le poids des ombres projetées. D’où cet écran fuligineux qui drape les sujets et qui nous fait discerner le climat trouble des photographies.
Ce malaise n’est pas le simple fait d’un rendu atmosphérique ou d’un climat poétique, mais également celui d’une construction plus formelle basée sur un système de tension rigoureux. Pierre Blache utilise un tout petit appareil (Pix Panorama) qui délimitera le format horizontal, voire l’angle panoramique des photographies. Ce type moins sophistiqué d’appareil (un choix de l’artiste) provoquera une certaine imprécision, une irrégularité dans la lumière, accentuant ainsi les flous, éliminant l’aspect clinique obtenu par d’autres procédés. Le photographe se soumet aux modalités de son appareil, et ce dernier déterminera en grande partie l’image.
Par définition, la vue panoramique s’étend à l’horizontale, ouvre sur un champ large et tend ainsi à envelopper le regardeur, celui-ci ayant l’impression d’être situé dans l’axe central du sujet photographié. Or, chez Blache, cette ouverture de champ est contrariée par le format des photos qui contribue en quelque sorte à écraser la perspective. D’autre part, la relation d’intimité créée par le petit format contredit la vision périphérique, l’amplitude et donc l’effet de distanciation propre au panoramique. Sur les supports cadrés en longueur, des figures en forme de signes graphiques imposent, quant à elles, des coupures strictes à la surface et viennent interrompre la ligne d’horizon. Et, alors que le sujet de certaines œuvres semble vouloir s’évader par des rebords estompés, ailleurs une ligne noire le retient, soulignant ainsi les marges sévères du négatif.
À l’intérieur de ces espaces conflictuels, le photographe tire ses lignes de force. Pierre Blache compose ses images un peu à la manière d’un dessinateur. Les détails sourdent des ombres, la composition cherche à exagérer les lignes dominantes, l’organisation formelle autant que le contenu s’assujetissent à un dispositif explicitement graphique. Les silhouettes ambiguës qui font tache à l’intérieur des paysages silencieux ne résultent toutefois pas d’une intervention préméditée de la part du photographe. Plutôt s’agit-il d’un cadrage de fragments perceptibles comme tels dans le paysage environnant. Peu à peu, l’œil observateur butera sur ces traits qui ressortent (clôture, bandes peintes, caravane, masse informe et lointaine), qu’il interprétera alors comme une présence incommodante.
Chez Pierre Blache, tous les jeux de tension concourent précisément à tordre les limites de notre vision en rendant ambivalentes l’absence comme la présence des choses. De fait, ces signes qui « marquent » les territoires peuvent être à la fois extrinsèques et anonymes. On serait tenté par là de remonter à l’essence même du photographique, c’est-à-dire à la surface d’inscription où apparaissent peu à peu les images, voire les traces de ce qui « a été » ou – pourrait-on dire dans ce cas-ci avec un peu d’ironie – les traces de « qui a été là ». Parce qu’ils agissent comme des empreintes, ces signes nous disent en fait ce que l’on ne voit pas mais que l’on sait pourtant présent. Et cette présence autre, le photographe nous la nomme de façon discrète, dans un rapport d’intimité, projetée comme dans un miroir, presque insidieusement. Cette présence, c’est bien la nôtre.
Diplômé en photographie de l’université Concordia et du collège de Matane, Pierre Blache est avant tout explorateur de la photographie. Son travail est régulièrement présenté au Canada et à l’étranger. Pierre Blache est aussi un membre fondateur du Mois de la Photo à Montréal et directeur de la galerie VOX.
Critique et essayiste, Mona Hakim est spécialiste de l’art contemporain. Ele a été critique au quotidien Le Devoir et participe à de nombreuses publications d’art actuel au Canada. De plus, Mme Hakim assurera, en collaboration avec Mme Jennifer Couëlle, la rédaction de notre nouvelle chronique de comptes rendus d’expositions.