[Automne 1991]
Une entrevue avec Jacques Lizée
Bousculée par l’évolution rapide des mœurs et les spectaculaires changements sociaux des trente dernières années, ballottée entre son besoin viscéral d’intimité et le rythme effrayant de la vie moderne, la famille québécoise a jusqu’ici résisté aux coups de butoir d’une société en perpétuelle crise d’adolescence.
Plongée dans la tourmente, poussée dans ses retranchements par un monde du travail indifférent, elle a su naviguer en eau trouble, résistant tant bien que mal aux crises, aux modes et aux remises en question. Si la famille a prouvé quelque chose au cours des trois dernières décennies, c’est bien qu’elle a la vie dure et qu’elle sait s’adapter, se plier aux exigences de la vie moderne. Le hic, c’est qu’à force de se plier aux caprices de la société, elle s’est essoufflée.
« La famille est arrivée à la limite de sa capacité de s’adapter à l’organisation sociale telle qu’elle est. Ce n’est plus pensable qu’on continue comme ça et qu’il n’y ait pas assez de services de garde, que les horaires de travail ne soient pas adaptés à la vie de famille, qu’on doive encore s’arracher les cheveux parce qu’on n’a pas pensé concilier les horaires de travail avec les congés des enfants. C’est comme si on restait accroché au modèle de la famille traditionnelle où la femme reste à la maison et l’homme travaille à l’extérieur. »
Secrétaire général de la Fédération des unions de familles depuis 17 ans, Jacques Lizée est un observateur attentif et averti de la place et de l’évolution de la famille dans la société québécoise. Ce qu’il constate, c’est que l’organisation de la société est encore loin d’être au diapason de la réalité des années quatre-vingt-dix. Pour tout dire, elle est restée accrochée au modèle traditionnel de la famille. Pourtant, la présence des deux parents sur le marché du travail, une réalité incontournable, ne peut plus être ignorée.
« L’idée que la femme et l’homme sont sur le marché du travail est maintenant admise. C’est une chose réglée. Ce qui n’est pas réglé, c’est l’organisation de la vie de famille dans ces conditions. Nous en sommes là. Ce n’est pas facile parce dès qu’on demande des horaires de travail plus souples, que l’on parle de formules de travail à temps partagé, que l’on réclame des services de garde en milieu de travail, on frappe un mur, puisque c’est toute l’organisation du travail qui est à repenser. Et c’est d’autant plus difficile que nous sommes une société de PME. »
Les enquêtes et les sondages sont unanimes à le montrer, tout le monde, ou presque, veut des enfants. C’est quand l’on s’arrête à penser aux conséquences, à l’aspect économique, aux effets sur la vie sociale, aux difficultés de concilier travail, carrière et vie familiale, que les réserves se manifestent: « Les gens veulent des enfants mais ne veulent pas nécessairement vivre ce qui s’ensuit », précise Jacques Lizée. Oui, mais ne faut-il pas assumer ses choix ? Piqué au vif par la question, notre homme s’anime.
« Assumer ses choix dans les années cinquante, ce n’est pas la même chose que dans les années quatre-vingt-dix. Assumer ses choix aujourd’hui comme hier, c’est décider d’avoir un enfant, s’en occuper, lui inculquer des valeurs, l’aimer, l’entourer. Ce qui est différent aujourd’hui, c’est qu’il n’y a plus de famille élargie pour faciliter les choses. La famille moderne est laissée à elle-même. En même temps, assumer ses choix c’est aussi être citoyen à part entière. Ce que je demande à la société, c’est de m’aider à concilier les deux. Le deuxième salaire, aujourd’hui, ce n’est plus un luxe. Faut pas mélanger les affaires. Ceux qui me disent que je n’assume pas mes choix pensent à un modèle de la famille pas si lointain mais dépassé. Penser que la société a une responsabilité à l’endroit des enfants, c’est un phénomène nouveau qui est difficile à accepter pour certains. »
A première vue, le temps semble le premier obstacle à l’épanouissement de la vie de famille en cette fin de siècle. Que l’on pense seulement à l’horaire quotidien de la famille typique des temps modernes. « On a un problème de temps. Au début des années soixante-dix, on disait s’en aller vers une société des loisirs. Où elle est, je me le demande. La famille éprouve de la difficulté à se manifester de la tendresse. Elle est souvent chez elle en transit. La famille ne vit pas la famille ; elle se prépare chaque soir à être dehors demain ! »
Mais il n’y a pas que le temps, loin s’en faut. La vie de famille n’est pas qu’une question de présence physique ; c’est aussi une affaire de relations humaines, de communication, et à cet égard, tout est loin d’être rose.
« Ce n’est pas parce que tu deviens parent un matin que tout à coup tu es un excellent animateur pour tes enfants, que tu es un bon communicateur capable de véhiculer le sens des valeurs. Nous ne sommes pas des gens d’intimité et de communication. »
Aussi, les parents d’aujourd’hui ont besoin d’être aidés: « Oui, on a la responsabilité de nos enfants mais on a quand même besoin d’être conseillés. Il y a des phénomènes nouveaux qui échappent à notre capacité. La sexualité des jeunes adolescents d’aujourd’hui n’est pas celle que leurs parents ont vécue. »
Quoi qu’il en soit des difficultés, l’idée même de la famille reste toujours aussi vivante. « On a tellement besoin d’un milieu où on va se retrouver comme personne humaine, d’un endroit où on ne se sent pas en compétition. Le marché du travail est dur, le milieu scolaire est dur. Les jeunes n’ont pas beaucoup d’occasions d’échanges et d’intimité. C’est comme si de tout temps, on a besoin d’un havre quelque part. Et on pense, à juste titre, que la famille est le bon milieu pour se retrouver. »
propos recueillis par Benoît Munger