[Été 1991]
par Jean-Pierre Boyer
Pour le comité de production
La question nationale nous élance au Québec… comme un ulcère collectif sur une dent de sagesse qui n’en finit plus de venir à maturité… Il est vrai que la réalité plutôt complexe du phénomène ne se laisse pas facilement enfermer dans un moule.
La « nation » naturellement… mais de quoi s’agit-il au juste ? Une réalité sociologique fondée sur l’existence des « gens du pays » se reconnaissant à travers une « langue » et une «culture» communes ? Ou bien, réalité politique constituée par et pour le « peuple » délégant son autorité souveraine à l’« État-nation » qui le gouverne ? Ou encore, réalité toute symbolique formant, en son théâtre intérieur, les images latentes d’une « patrie-mère » que l’on aime, d’un « pays réel » pour ou contre lequel on s’entête, d’un « Québec enfin libre » pour marcher de soi-même ?
Parce que notre jeune histoire est aussi ponctuée de résistances exemplaires aux anesthésies locales ou générales qu’ont tenté de nous administrer successivement nos maîtres-édenteurs. Car, quand on veut noyer son chien, c’est bien de rage qu’on l’accuse. Mais sans doute aussi que nos velléités d’indépendance et de souveraineté populaires menaçaient trop directement leurs privilèges et continuent de mettre en cause leur prétention à bien gérer… en notre nom… les « intérêts supérieurs de la nation ».
Mais le grand doute n’étant toujours qu’un état transitoire, il a suffi qu’une majorité référendaire choisisse l’option d’un avenir mou mais tellement plus prometteur… qu’il fallait bien s’attendre à de nouvelles humiliations. Cependant, le mépris ne fait toujours qu’un temps et à l’exemple des « fils de la liberté » qui furent porteurs d’un véritable projet d’émancipation sociale, peut-être arriverons-nous à vivre à fond notre propre histoire dans ce pays libre, plus juste et ouvert qui pourrait être le nôtre. Mais ce désir atavique aura-t-il un jour raison de notre patience légendaire qui fait que nous savons aussi nous reconnaître dans le destin tragique des premières nations et autres peuples colonisés de la terre.
Or, voici que le peuple québécois arrive à un nouveau tournant de son histoire, mais peut-être pas encore au moment idéal… car les bases mêmes et le modus operandi d’un certain nationalisme autoritaire se voient de plus en plus remis en cause actuellement. Parce qu’il ne va plus de soi aujourd’hui que cette « nation-là » incarne bien effectivement la « volonté générale ». Dès lors, nous n’avons pas voulu consacrer ce numéro thématique de Ciel Variable aux seules considérations de la « nation québécoise », fussent-elles prioritaires, mais plus largement à l’idée même de « nation » qui nous semblait aussi mériter une attention particulière.
Ce qui ne nous a pas empêché ici de confier la part importante des écritures de ce numéro sur La Nation à nos militants de la première heure ( Bourgault, Piotte ) puis à nos poètes ( Perrault, Savard, Harel et Oss… why not ) qui ont su généralement faire bon écho aux aspirations du peuple québécois. Quant aux photographies retenues pour illustrer sinon faire contre-point aux divers textes publiés, nous avons eu l’embarras du choix, même s’il n’est pas du tout évident que cette question nationale se décline aisément, ailleurs que sous les drapeaux. Mais il fallait bien tout de même en retenir quelques uns, comme ceux que portent toujours fièrement les patriotes, qu’ils soient d’ici, de pas si loin ou d’outre-mer. Deux de nos collaborateurs (Saint-Jean et Gusse) se sont d’ailleurs intéressés de près au phénomène plutôt inquiétant de la montée du nationalisme d’extrême droite et du racisme, en France notamment.
Mais il fallait bien aussi, comme c’est la tradition à Ciel Variable, brasser le thème de La Nation avec un brin d’humour, fusse-t-il noir, jaune ou rose selon les circonstances, comme un clin d’œil imprévisible à nos lecteurs complices. Or, plus qu’une simple chanson à répondre, nous leur avons réservé ici un concerto… pour Grande-baleine et requins (Michaud), en complément du grand « concert des nations » qu’a réussi à dé-jouer avec humour un de nos collaborateurs réguliers (Gerbier).
Quant à la contribution originale des membres du comité de production, nous n’avions pas exclu, dans la recherche d’un fil conducteur pour ce numéro, de remonter jusqu’à l’œuf de Colomb… Nous n’en avons retenu toutefois que la métaphore. De sorte que le processus d’accession des québécois-es à leur souveraineté nous est finalement apparu comme la coquille d’un œuf dont le contenu ressemblerait à quelque chose comme un projet de société libre, plus juste et ouverte aux autres cultures. C’est dire qu’il nous reste encore un nouveau contrat social à négocier et qu’il faudra pour cela compter sur l’apport indispensable des divers groupes humains vivant en régions, de la Gaspésie à la Patagonie. Car ce sont souvent ceux et celles qui ont les deux pieds, la tête et le cœur solidement ancrés dans la réalité singulière de leur région du monde qui ont le plus de chances d’atteindre l’universalité. Et à l’inverse, peut-être nous faudrait-il aussi apprendre à penser global afin de mieux agir localement. Car après tout, on est 6 milliards… faut s’parler… de la Nations!
Et pour finir, un gros merci à nos collaborateurs et collaboratrices sans qui nous n’aurions pu réaliser ce numéro, ainsi qu’à nos lecteurs et abonné-es auxquels nous dédions ce 16e manifeste du temps… pour un Québec souverainement démocratique.