[Été 1991]
par Jean-Marc Piotte
Dans l’Europe du Moyen-âge, il n’y avait pas de nations. Il y avait les chrétiens et les autres, les barbares ou les païens. A l’intérieur de cette grande dichotomie, les gens s’identifiaient au patelin, au seigneur, à l’ethnie, à la tribu, mais non à ce que nous connaissons sous le terme de nation.
La nation émerge avec la royauté absolue vers la fin du Moyen Âge. La bourgeoisie commerçante, dont l’essor dépend du contrôle des voies maritimes, appuie et finance la concentration du pouvoir aux mains de la royauté au détriment des seigneuries féodales. En Espagne, en Angleterre et en France, les trois grandes royautés façonnent leurs nations respectives par des politiques visant l’assimilation des ethnies minoritaires.
La nation renvoie à une réalité sociologique (groupe humain assez vaste caractérisé par un sentiment d’appartenance commun relevant habituellement d’une langue et d’une culture communes) tandis que l’État renvoie à la réalité de l’organisation politique. Mais historiquement, la nation et l’État unitaire naissent et se développent ensemble. Ils sont d’ailleurs si étroitement liés qu’il semble que chaque nation aspirerait à « son » État si elle en avait les moyens.
Ici, à l’origine de la « Nouvelle-France », nos ancêtres les colonisateurs s’appelaient Français. Après la défaite militaire de la France aux mains de l’Angleterre, ils se sont peu à peu définis comme Canadiens. L’autre, les Anglais d’ici, prenant de leur mère-patrie, s’emparèrent de cette dénomination et se définirent eux-aussi comme Canadiens ou, plus précisément, comme « Canadians ». Pour bien nous démarquer et inscrire notre différence, nous sommes alors devenus canadiens-français.
Durant la Révolution tranquille, lors de l’accession du Québec à la modernité, les Canadiens-français se transformèrent peu à peu en Québécois. Leur sentiment d’identité change. Canadiens-français caractérisait une nation, minoritaire au Canada, dont les deux principes d’identité étaient la langue et la religion. Québécois renvoie à une nation majoritaire au sein d’un territoire dont les deux principes d’identité sont la langue et un État en devenir.
Cette nation québécoise est toujours en changement. Elle devient de plus en plus bariolée, multi-ethnique, en intégrant, surtout à Montréal, des immigrants, en s’enrichissant des cultures émigrantes. Deux dangers la guettent. La coupure de Montréal, riche de sa diversité, d’un Québec uniforme, homogène, plat. Un pays, toujours sous la tutelle fédérale, incapable de proposer aux nouveaux venus une option claire : le Québec, État francophone et souverain en Amérique du Nord.
La nation s’offre sous deux aspects. Un aspect objectif qui permet aux sociologues ou anthropologues de différencier, grâce à certains paramètres, la nation québécoise de la nation canadienne ou américaine. Un aspect subjectif qui permet à chacun de s’identifier à la nation de son choix. Ainsi au Québec, la majorité des francophones s’identifient actuellement à la nation québécoise, la majorité des anglophones à la nation canadienne tandis que la majorité des immigrants oscillent entre leur nation d’origine et la nation majoritaire du Canada.