[Été 1990]
À la mémoire de Claude Jutra.
Il avait soigneusement noté son itinéraire. De chez lui au pont Jacques-Cartier.
Il s’était même exercé à monter sur le toit de sa maison, préparant sa chute, son vol libre dans les eaux du Saint-Laurent.
Il avait tout planifié.
Il avait laissé des messages pour sa famille, ses amis.
Une note sur les préférences de ses chats.
Il avait acheté un manteau, un foulard, un chapeau.
Des grosses bottes d’hiver.
À marée basse, ce sont ces bottes qui ont attiré l’attention d’un passant.
Claude était juste parti faire un tour.
Je me détache de vous tous sans le vouloir,
mais je suis content de partir en sachant ce que je fais.
Vous comprendrez que c ‘est pour vous que je le fais.
Il y aura un moment atroce… mais personne n’y échappe.
Maintenant c ‘est mon tour.
Peut-être nous retrouverons-nous ?
La peur du néant
la chute dans le vide
le vertige
l’étourdissant cortège
des anges et démons
plongeant dans les eaux de novembre
la fin des frayeurs
la fin du no man’s land.
Le fleuve.
La délivrance.
Le fleuve chargé de toutes les mémoires du monde
charriant
battant d’une rive à l’autre
les souvenirs multiples
accueillant dans son sein
tant de corps en rupture de trajectoire
les lavant de toute souillure.
Le fleuve
berceau et sépulture.
Le fleuve est une autre lumière
quand la mémoire est défaillante
le fleuve est une date de naissance
quand tout n’est qu’errance
quand il ne reste que les chats
on devient étranger
à sa famille, à ses amis, à sa maison, à sa vie.
Un étranger m’habite
Ce sont les autres, ceux qui m’ont aimé et connu qui
essayent de m’aider à survivre à cet étranger.
J’ai perdu la connaissance de moi-même.
Au nom du souvenir, de l’amour, de la survivance
je dois noter, tout noter…
En exil de moi-même
je suis peu à peu plongé dans un pays dont je ne connais
pas les frontières, les mots, les gens… je ne reconnais que mes chats
je ne me sens pas étranger avec eux
ont-ils une mémoire autre qu’olfactive, les chats ?
Des fois je me réveille sans savoir où je suis
j’ai l’impression alors d’être sur un navire qui va à la dérive
et qu’il est trop tard,
trop tard
et ce navire c’est mon corps, c’est ma pensée
j’ai des absences
et où l’ange de la nuit me transporte-t-il ?
Seule l’aube et la présence des autres me sauvent.
Nous croyons que vous avez la maladie d’Alzheimer
Nous croyons que vous avez…
Nous croyons que vous… maladie…
nous… vous… la…
La mémoire laissée à elle-même
les cloisons tombées
tout se bouscule
démons, figures vraies
figures mythiques
émotions
peurs
l’écran se brouille et après
après
il n’y a plus rien
rien du tout
c’est le silence
silence
comme si rien
rien ni personne n ‘existait
Mimi ?…
agir avant qu ‘il ne soit trop tard
Afrique ?…
nourriture pour mes chats
ONF?…
écrire tout sur des bouts de papier
Saul?…
consulter mon carnet de notes
Mon oncle Antoine ?…
j’ai besoin de quelqu’un à mes côtés
jour et nuit
Claire à Montréal…
Don à Toronto…
Truffaut…
Le matin ?… noter, noter tout
Surfacing ?…
Cette solitude est celle d’un enfant
qui se réveille la nuit et se croit abandonné
parce qu’il n ‘entend pas sa mère
respirer près de lui.
A quoi me sert tout ce que j’ai vécu ?
Mes films ?
Truffaut est parti plus vite que moi
Allons-nous nous retrouver ?
Questions laissées au bord de la rive, telles des vêtements
dont on n’a plus besoin pour ce voyage
questions d’un homme au bord de l’abîme.
Allons-nous nous retrouver ?
De l’autre côté de la rive
toutes les mémoires se confondent en une seule.