La vita eterna – Daniel Gagnon

[Été 1989]


par Daniel Gagnon

Elle était belle à Rome. Elle parlait aux Italiens. Ils lui rendaient sa monnaie, la monnaie de son corps. Elle téléphonait à l’ami de Pierre, all’amico di Pietro, à l’ami de Paul, all’amico di Paolo.

Elle écrivait aux amis américains; elle donnait ses lettres à poster à l’ami de Marc, all’amico di Marco. «C’est gentil à vous d’accepter, è gentile da parte sua accettare», disait-elle. Elle allait à pied, dans sa robe à tissu à fleurs, comme une fille à marier, una ragazza da marito. Elle se vendait à la sauvette, clandestinamente. Elle parlait à la légère à un homme à casquette tout aussi bien qu’à un homme à chapeau rond. Elle avait loué une chambre sordide, de deux à six, dalle 2 alle 6. Ils venaient à plusieurs, in parecchi, parfois deux à deux, due a due, un verre à liqueur à la main. Ils disaient: «C’est à nous de vous aider, petite chérie, mia piccola cara, nous voulons vous donner un peu d’argent; à vous priver ainsi, vous tomberez malade, sacrificandosi in questo modo lei si ammaleria!» Elle disait en n’abaissant pas les paupières, delle palpebre:

«Ceci est mon corps, je vous le laisse pour, glielo lascio per vingt dollars. Je ne suis pas la première à faire cela et ce n’est pas la première fois que je le fais. Pour ne pas mourir de faim, je l’ai fait à Paris, a Parigi. J’avais de douze à treize ans, dai dodici ai tredici anni; je l’ai fait aux Indes, in India, je l’ai fait dans l’avion de Berlin, l’aereo di Berlino, lors de mon voyage aux États-Unis, un viaggo negli Stati Uniti… » Elle faisait ses saluts à tous, ciao a tutti, du premier au dernier, dal primo all’ultimo. À qui appartenait-elle? Elle appartenait à Pietro, à Marco, à Paolo, à Giacomo. Elle était la louve, elle appartenait à Rome, à Remus et Romulus, à sa Sainteté le pape, sua Santita il papa, à Michelangelo, au Caravaggio. Elle ne pouvait pas citer tous les noms de mémoire. Elle appartenait au Tintoret, à Néron, à César, à Virgile, à Cicéron, à Dante Alighieri, elle était Béatrice, elle était la bien-aimée, la amata in la Città eterna.