[Été 1989]
Par Michel Ouellet
Avec le temps, on voit qu’il ne s’est jamais rien passé. Que sous nos pas, nos traces, aucune mémoire n’agit. Que la ville a bouffé notre histoire et que des miasmes de nous deux stagnent, ici et là, dans les canaux souterrains.
Quelque part dans ses 250 kilomètres d’égouts collecteurs ou ses 2 050 kilomètres de conduites secondaires. Sous nos pas, la ville creuse des trous. Produit annuellement 1 666 000 tonnes de matériaux d’excavation, enfouis avec 1 800 000 tonnes de déchets venus d’ailleurs et nos 876 000 tonnes de déchets domestiques.
Nous serions donc là, à pourrir dans les catacombes. Engrais traîné par les nappes souterraines jusqu’aux ruisseaux et aux rivières domestiqués dans des conduites de diamètres variant entre 150 et 5330 millimètres. Comme la cascade qui descend sous la rue Peel ou la rivière qui passe sous la rue De Laroche. Drainés jusqu’à l’usine de filtration pour revenir en eau potable, par les 400 kilomètres de conduites principales et les 2 300 kilomètres de conduites secondaires, qui charrient 488 millions de gallons impériaux d’eau potable par jour, à travers l’enchevêtrement de conduites de gaz et de fils électriques qui ficellent les couloirs du métro.
Nous en serions donc là. Petites pourritures, à être aseptisées et redistribuées par des systèmes infaillibles où les rats, les cloportes et les limaces prennent ce qu’ils peuvent et laissent leurs propres carcasses. Comme nous.
Nous habiterons désormais la Cité à la mémoire creuse. Au travers des piliers de soutien, des trous d’homme, des 140 sorties des 65 stations de métro, où passent chaque jour 750 000 témoins aveugles d’un événement qui n’a pas lieu. Au travers, des bazous enterrés dans la cour, des déchets toxiques cachés derrière les usines, des sites archéologiques du Vieux, des sous-sol aménagés, des voûtes, des tunnels, des passages et des galeries de boutiques creusées à côté des stationnements souterrains du centre-ville.
Il ne s’est jamais rien passé.
Sur les 3 200 kilomètres de trottoirs, qui bordent les 1876 kilomètres de rues : le hasard n’existe pas. La ville n’aime pas le hasard. Les 1368 intersections munies de feux de circulation le prouvent. Ne supportant pas les réponses, la ville oublie les questions. Pas de hasard. Pas de mémoire. Nous sommes vides et définitifs. Et pourtant nous avons ri, les nuits où nous jouions aux chats de ruelles. 391 kilomètres de ruelles. Un kilomètre pour chaque jour, deux pour les jours de fête. J’ai oublié comme c’était bon.
Nous nous sommes rencontrés sans hasard. Au bout d’un conduit qui menait là. Ça doit être cela; les dates concordent. Nous avions évité le Café Cherrier, trop bruyant de 5 à 7 : les motos de l’ambition y font des starts. Qu’est-ce que tu fais? Combien tu gagnes? Connais-tu Claude? Il ne restait plus que l’autre lieu, l’autre moment et nous deux.
Lundi, mardi, mercredi: métro, boulot, dodo. Jeudi, vendredi, samedi: Witloof, Express, Prégo. Dimanche: survivre à la ville. Impossible et fatal. J’étouffe ou je pédale. Comme un petit Philibert-sac-au-dos, sur les 121 kilomètres de pistes cyclables. Trotte-menu, trompe-peur et langue sèche.
Jours sombres et nuits claires. La nuit halogène est un délire organisé. Attendre en ligne au Lézard, Chez Di Salvio, Aux Foufounes. «C’tait l’fun, hier.» Tant pis. Tant mieux. Pas de regret. Pas de prix à payer. Même pas besoin d’oublier. Consolation.
À la hauteur du gyrophare de la Place Ville-Marie; l’odeur est insupportable et ça pique les yeux. Rien à voir. No exit, de ce côté-là. Ni ailleurs. Mal de ville.
Tu le vois, ma douleur ne portera pas ton nom.