[Hiver 1988]
par Dany Laferrière
Eh bien, ça tomberait mal. Ce sujet m’indispose parce qu’il contient dans sa graine tout l’enfermement que je rejette. C’est une prison. Et je vais dire pourquoi.
Il y a là : deux choses. La réalité et les mots. La condition d’immigrant et les nombreuses métaphores pour désigner l’immigrant.
La réalité est souvent hideuse et les métaphores sont toujours odieuses.
Certaines fois, je me sens tout coloré d’images sonores: Noir, Immigrant, Minorité visible. Moi qui n’aspire qu’à être Dany Laferrière.
Il n’y a qu’une façon d’appeler quelqu’un : par son nom. Alors je trouve horrible toute tentative de me nommer autrement. Pour moi ou pour tout autre immigrant (pour employer un terme de fonctionnaire), ce statut est nouveau. Nous n’avons pas toujours été cela. Pourtant cette image obscène nous collera à la peau toute notre vie.
Être perçu comme un immigrant visible toute sa vie. Et n’être d’abord que ça. Quelle perspective réjouissante!
Non seulement avoir à faire face aux réalités directes de la vie de l’immigrant, mais encore, avoir aussi à se battre contre les images qui vous blessent.
Je suis sûr que, comme aujourd’hui, chaque fois qu’une revue aura le désir de faire un numéro sur ce sujet coloré, on fera appel à moi ou à un autre de mon genre. Comment faire comprendre gentiment que nous pouvons aussi parler de Picasso, de Hemingway ou de Lennon?
Vous savez: être Noir, c’est rien. Cela ne représente pas le dixième de mes préoccupations. Comme être Blanc. Comme être Immigrant. Comme avoir le rhume.
Et pourtant, c’est ce qu’on retient d’abord de moi. J’ai l’air de me plaindre et c’est ce que je fais. C’est la chose que je déteste le plus. Le gémissement. Alors changeons de disque.
Changer de pays est naturellement l’événement le plus important de ma vie. Ce n’est ni une bonne, ni une mauvaise chose. C’est tout simplement le FAIT capital. Cela m’a permis d’être plus libre. De circuler dans d’autres cultures. De me colleter avec une réalité nouvelle. Et là je ne parle pas de l’hiver.
Vu sous cet angle, je recommande à tout le monde cette médecine pour l’hygiène du corps et de l’esprit. Allez vivre ailleurs, sans filet. Ce qui est différent du tourisme. Être pris aux viscères dans des débats qui ne vous concernaient pas il y a à peine quelques années. C’est très excitant!
Le monde est là, dehors. Et j’ai raté mon omelette, ce matin. Comment ai-je pu?
10 septembre 88
nuage à l’horizon