[Printemps 2005]
Avec leur caractère intime et un style qui entremêle adroitement l’autobiographie, la fiction et le documentaire, les séries photographiques de Raymonde April ont influencé toute une génération d’artistes et lui ont valu, en 2003, l’obtention du prix Paul-Émile Borduas.
Cette publication présente de nouvelles séries photographiques dans lesquelles l’artiste utilise, pour la toute première fois, la photographie couleur et l’image numérique. Toujours centrées sur les amitiés et les lieux qui lui sont chers, ces séries présentent toutefois des références plus explicites aux objets et aux lieux de l’art et de la culture. Le temps long de la culture vient ainsi donner une nouvelle amplitude au paysage environnant, jusqu’ici surtout évoqué en relation avec un vécu personnel, comportant avec parfois des teintes plus sociologiques ou documentaires. On retrouvera dans le texte de Jean-Claude Rochefort une analyse détaillée des multiples dimensions de l’interaction avec le paysage que figurent les œuvres d’April. L’intégration de la couleur dans ces séries est aussi remarquable, notamment l’usage des tons monochromes. On verra donc confirmée dans ces œuvres la pertinence du choix de Raymonde April comme première artiste photographe à recevoir la plus haute distinction décernée à un artiste en arts visuels au Québec.
par Jean-Claude Rochefort
Les vents sont […] des corps invisibles, puisqu’ils balayent et la terre et la mer et les nuages du ciel, qu’ils malmènent et emportent dans leur tourbillon. Leur cours, qui sème au loin la ruine, est pareil à celui de ces eaux d’abord paisibles qui tout à coup se précipitent en flots abondants, grossies par les torrents que les pluies diluviennes précipitent des montagnes, et entraînent avec elles les débris des forêts, des arbres tout entiers.
⎯ Lucrèce, De la nature1
Le concept de paysage ne se laisse pas réduire à un genre ou à un type de représentation visuelle ou linguistique en particulier. Que l’on parle d’un lieu, ou de sa transposition en images ou en paroles poétiques, comme dans les écrits de Lucrèce par exemple, le paysage se fait toujours labile et ne se laisse pas fixer d’un simple mouvement de la conscience. La locution populaire « vue imprenable sur le fleuve ou les montagnes » exprime à merveille la dimension quasi métaphysique inhérente au terme : le regard porte si loin et si large que le sujet n’arrive jamais à saisir avec exactitude la cause de tous ses transports. Signifiant à la fois espace vu et vue de l’esprit, le paysage est toujours un vague et subtil mélange composé d’une part de projection de soi et d’une part d’invitation à sortir de soi.
– Raymonde, de toutes les images de paysage que tu as produites jusqu’à maintenant, laquelle te semble correspondre à la quintessence du paysage ?
– Le vent qui souffle sur la crête du peuplier d’Une mouche au paradis.
Selon Joachim Ritter, le paysage serait paradoxalement né de la fracture qui s’est faite entre l’homme et la nature. Le récit de Pétrarque racontant son Ascension du mont Ventoux (1335) marque un point tournant dans l’évolution du concept parce qu’il montrerait, hors de tout doute, que « la nature, le paysage, sont le fruit et le produit de l’esprit théorique »2. Dans son acception la plus répandue aujourd’hui, le paysage renvoie invariablement au rapport sensible ou à la relation esthétique que l’on entretient avec l’environnement naturel. Peut-on envisager de dégager quelques aspects essentiels du paysage à partir d’un lieu spécifique, le paysage tel qu’exprimé dans les photographies récentes de Raymonde April ? Pourquoi pas ? Il ne s’agit pas ici de partir en quête d’une conception contemporaine et originale du paysage en m’appuyant sur une pratique discursive très affirmée – car c’est de cela qu’il s’agit quand on voit et prend le temps de déchiffrer les photographies récentes de Raymonde April – mais plutôt de déceler une sensibilité particulière, une sensibilité qui privilégie un rapport affectif à la nature de l’espace habité.
Les paysages qu’affectionne Raymonde April sont surtout des paysages anthropiques, c’est-à-dire des paysages qui ne sont pas seulement marqués par la présence de l’homme mais des paysages dans lesquels la présence humaine elle-même semble façonnée par l’ordre naturel des choses. Nous n’assistons pas à une osmose ou à une quelconque fusion entre l’homme et la nature. Non, les deux restent bien campés en parallèle. Nous constatons cependant que l’un et l’autre s’informent mutuellement. Une corde tirée entre deux minuscules piquets suffit pour comprendre que là, en ce point précis du monde, quelqu’un fait sécher son linge et l’offre en contemplation à la nature tout autour. Mais indépendamment de cette dimension anthropique évidente, il y a également une ontique du paysage qui se met en branle et se manifeste concrètement quand on regarde les photos récentes de Raymonde April. Une ontique au sens où on en vient soudainement à s’interroger, et ce, à partir seulement de quelques indices de nature, sur l’être-là de la nature représentée, sur son mode d’apparaître et sa manière de se tenir à distance de moi. En somme, on s’interroge sur son impermanence et son devenir. Une ontique qui devient plus explicite encore quand on regarde un peu plus longtemps les fragments de la série Sentier national. Il faut entendre par « ontique » cet ensemble diffus de qualités qui s’agitent virtuellement et se promènent à la surface des images. Des qualités constituantes qui proviennent d’un fond lointain, mais pas du néant. Elles ne semblent parvenues à destination, c’est-à-dire jusqu’à moi, qu’après avoir parcouru un long et patient trajet : le traitement photographique que Raymonde April fait subir à ses prises de vue initiales.
La ténuité du bougé de ces images reproduit – recrée – le regard qui leur a donné naissance. Ces images m’incorporent dans leur champ et me concernent totalement. Parce qu’elles s’adressent à moi comme dans une relation de vis-à-vis, ces images deviennent par ce fait même une incarnation du regard. « […] Le regard, disions-nous, enveloppe, palpe, épouse, les choses visibles. Comme s’il était avec elles dans un rapport d’harmonie préétablie, comme s’il les savait avant de les savoir, il bouge à sa façon dans son style saccadé et impérieux, et pourtant les vues prises ne sont pas quelconques, je ne regarde pas un chaos, mais des choses, de sorte qu’on ne peut pas dire enfin si c’est lui ou si c’est elles qui commandent »3, écrit Merleau-Ponty dans Le visible et l’invisible. Une ontique du paysage suppose donc qu’il y ait un profond accord entre le type de regard que l’on pose sur les objets du monde sensible, de la nature ambiante, et le rendu final du mode de représentation choisi. L’image lie ensemble regard porté et objet du regard, et tisse la trame d’un filtre. Quand je focalise les figures à la surface de ce filtre, le monde semble ne m’apparaître que pour pouvoir s’évanouir à nouveau, puis renaître quand je passe à la photo suivante.
Dans Sentier national, Raymonde April a choisi d’inscrire son rapport à la nature dans la durée, plus exactement à l’intérieur d’une étendue temporelle qu’elle s’est employée à fractionner en quelques séquences. Les images de la série forment, une fois rassemblées mentalement, un lieu unique, un lieu d’expériences vécues et perçues à l’intérieur d’un laps de temps que l’on imagine relativement court. Les prises de vues sont tantôt en couleur tantôt en noir et blanc. Une alternance qui vient souligner l’actualité paradoxale de l’expérience phénoménologique que l’auteure s’entête à reconstituer – en pure perte, elle le sait bien. Aussi, ce qu’il reste de cette expérience, c’est son caractère indubitablement passé. Et puis, en avant-plan de la deuxième photographie, le profil hiératique d’une amie qui tient un bâton d’appui et regarde derrière elle, comme pour s’assurer de quelque chose, peut-être de la présence bienveillante d’une autre amie, située juste un peu plus loin dans la pente du sentier ? Ces deux figures ne font pas qu’habiter le lieu, elles y participent, en émanent. Elles font corps avec lui. Alors il devient aisé de penser que le lieu les habite tout autant qu’elles l’habitent. D’ailleurs, on le voit bien, les affleurements rocheux, les arbres, les percées de ciels ennuagés, le gravier du sentier, tous ces particuliers naturels de la Terre sont faits des mêmes particules instables, ces choses infimes qui s’agitent librement dans l’air et se tiennent au faîte du visible tant leur existence est toujours menacée, leur disparition imminente. Une conception atomiste de la nature, voilà ce qui s’exprime en filigrane dans ces photographies fabriquées d’un nombre incalculable de corpuscules inanimés. Une conception qui n’est pas incompatible avec l’expérience phénoménologique qui résulte de l’exploration de la géographie physique de ce territoire lié à l’enfance de l’artiste.
En comparaison avec les sensations pluridimensionnelles réellement éprouvées lorsqu’on se balade dans les sentiers d’un parc ou en escaladant une montagne, la fenêtre planéiforme photographique ne rivalise pas en intensité avec l’expérience esthétique en prise directe sur les éléments du monde extérieur. Comme me le soulignait Raymonde dans une entrevue vidéo récemment réalisée4, « la photo est une opération synthétique ». Quand on tente de capter un paysage, la petite trouée qu’opère le dispositif optique de l’appareil photographique fait surtout apparaître les insuffisances et limites de ce moyen d’expression. C’est la raison pour laquelle le résultat de l’opération produit parfois de dramatiques effets de réduction, effets que l’artiste parvient toutefois à casser en redistribuant dans le temps et dans l’espace l’ordre des choses et la succession de microévénements qui tracent le cours de la vie. Mais il n’en demeure pas moins que produire des images de paysage, d’après Raymonde April, c’est peut-être d’abord et avant tout reconnaître la faillibilité et les manques de l’œil photographique quand il se heurte au réel.
Le paysage aspire, avale, engouffre, tire vers lui toute l’attention. À quoi est attribuable cette force d’attraction du paysage ? Dans Inconsciences, le paysage semble occuper une place secondaire, mais elle est loin d’être négligeable au sein de ces agencements dans lesquels des vues antagonistes se disputent la place. Ce sont des intervalles qui peuvent alors être perçus comme des régulateurs de tensions. Ils rythment une prose visuelle au souffle haletant. Le paysage joue donc dans ces séquences une fonction médiatrice nécessaire, il agit comme une topia de convergence en assurant la transition entre les différentes vues, en remplissant notamment des vides par des espaces d’infinité. Le paysage au milieu de cette cosmogonie personnelle est le lieu des horizons multiples, il est la topia par où tout passe et par où tout échoit. C’est la raison pour laquelle on peut dire de ces segments de monde extérieur intériorisé, et souvent ramenés à des archétypes puissants (le brouillard au-dessus du fleuve, le vent dans les arbres, un sentier, un rocher, des nuages), qu’ils se présentent comme l’écho cristallin du moi de l’artiste. Quand on se demande où se loge le paysage en tant qu’équivalent de ses états d’être momentanés, il se situe là, à l’intersection entre deux ou plusieurs images, intercalé avec précision dans une sémasiologie circulaire, et non pas linéaire. Le paysage est donc un plan intercalaire, un blanc, une pause dans la respiration de la phrase. Il est ce joint qui assure le passage entre le dedans et le dehors, un plan enchâssé entre le sujet regardant et l’objet frappé par le regard. Ce qui n’est pas sans rappeler d’ailleurs le dispositif lacanien de l’image-écran.
Achoppement, défaillance, fêlure. Dans une phrase prononcée, écrite, quelque chose vient à trébucher. Freud est aimanté par ce phénomène, et c’est là qu’il va chercher l’inconscient. Là, quelque chose d’autre demande à se réaliser – qui apparaît comme intentionnel, certes, mais d’une étrange temporalité. Ce qui se produit dans cette béance, au sens plein du terme « se produire », se présente comme la trouvaille. C’est ainsi d’abord que l’exploration freudienne rencontre ce qui se passe dans l’inconscient.
⎯ Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse5
L’inconscient est structuré comme un langage et tout aussi structuré que les langages dits conscients, Lacan l’a maintes fois répété. Et pour comprendre le fonctionnement d’un langage, il faut cibler ces zones de passage que sont les articulations. À la rigueur, on pourrait dire que le langage se définit par la nature de ses articulations. Ce sont les articulations qui fournissent l’amplitude, le souffle, l’élan dont le langage a besoin pour glisser, filer, d’une image à l’autre, d’une métaphore à l’autre, d’une symbolique à l’autre. Dans Inconsciences, Raymonde April a créé toute une panoplie de stratégies articulatoires. Les jeux analogiques entre le naturel et l’artificiel, les ruptures de temporalité et les bris d’unité de lieux, d’excessifs écarts d’échelle entre les objets, la coexistence conflictuelle des règnes (animal/humain), les continuités improbables entre d’infimes détails en plans rapprochés et des horizons lointains, des contrastes appuyés entre scènes de clarté et visions plongées dans l’obscurité, bref, toute une dialectique exploitant la dynamique des forces contraires s’organise et se déploie dans ces séquences fortement atomisées. Mais à quoi cela rime-t-il de remuer autant de possibilités ?
La photographie intitulée Mosaïque nous offre un début de réponse. On y voit, gisant au sol de l’atelier, une mosaïque de petites photographies en attente de classement. Elles flottent sur le plancher comme des lettres d’un alphabet échappées d’une boîte à idées. Ces images sont au repos. Leur état latent appelle, implore même la mise en ordre, l’ordonnancement. Quelque chose demande instamment à se réaliser, pour reprendre les mots de Lacan. Dans sa biographie de Sigmund Freud6, Peter Gay raconte que Freud s’intéressait passionnément à l’archéologie parce qu’il estimait que l’analyse se comparait aisément au travail nécessaire à la mise au jour de villes enfouies. Une fois soulevées toutes les couches qui masquaient l’existence de ces anciennes cités, apparaissent, se laissent deviner soudainement des agencements précis. Les agencements qui surgissent sont tellement révélateurs qu’ils permettent, et cela au moyen des quelques restes sauvés, de comprendre l’ensemble des traits civilisationnels de la société disparue. À l’instar de Freud, qui s’astreignait à une discipline quotidienne d’autoanalyse par l’intermédiaire de l’écriture, Raymonde April s’oblige à l’écriture photographique. Avec son imposante accumulation d’images, qui ne sont au fond qu’un amas de petites étincelles de souvenirs, l’artiste provoque des rencontres, favorise des associations au détriment d’autres, bouscule l’ordre établi et les réflexes conditionnés, comme reconstruire le monde selon des schémas linéaires, par exemple. Au gré des brèches et failles qui ne manquent pas de surgir en cours de route, une fresque s’invente et se construit de fragments épars. D’ailleurs, l’intérêt du procédé associatif réside précisément dans le fait que les structures ne sont jamais prédéterminées, qu’elles ne respectent jamais des patterns préétablis. Il ne pourrait d’ailleurs en être autrement puisque pour analyser ce qui se passe dans les soubassements de sa tête, il faut suspendre momentanément l’activité rationnelle de ses pensées, s’ouvrir aux béances. Puis trouver les articulations qui viendront les combler, ou les creuser davantage encore.
Dès qu’on arrive à nommer une chose, qu’on met le doigt dessus, elle cesse de nous captiver, elle perd de son intérêt, me confiait Raymonde. C’est donc sans aucun doute l’attrait pour l’inconnu et l’imprévisible qui pousse l’artiste à tâter les mouvement sourds de l’inconscient. Lacan a écrit à propos de l’inconscient une phrase qui décrit bien l’espace restreint, la fente dans laquelle doit s’immiscer le sujet désireux d’en savoir plus sur ce qui le constitue : « Ainsi l’inconscient se manifeste toujours comme ce qui vacille dans une coupure du sujet […]# »7. Et il suffit d’évaluer la profondeur du gouffre qui sépare une image d’une autre, et ainsi de suite dans l’enchaînement tout en discontinuité d’Inconsciences pour reconnaître qu’aux yeux de Raymonde April, c’est seulement quand ça bute que ça fait sens. Le sens ne se présente que rarement de front, devant soi. Il se trouve toujours à côté du donné. Aussi, il faut emprunter les chemins de traverse, faire et refaire des détours, oublier la ligne droite et privilégier la ligne brisée, le zigzag. Dans les séquences savamment structurées de Raymonde April, l’horizontalité et la verticalité sont asservies à l’obliquité. Les obliques dominent ces séries parce que Raymonde April privilégie un regard latéral sur les choses. Les obliques sont présentes et fort nombreuses, mais elles servent surtout à nous indiquer les déplacements opérés par la photographe, ces positions souvent inconfortables qu’il convient d’adopter quand on souhaite entrevoir quelque chose d’autre par la fente, juste pour voir ce qui achoppe. On ne sait jamais, c’est peut-être là que ça se passe, que ça brûle.
Une fois définitivement exposées, abandonnées aux regards étrangers, les images se mettent à poser des questions, sèment le doute, et finissent par inquiéter. Est-ce que c’est ce que je veux faire, faire des images qui soient aussi picturales, se demandait Raymonde quelques heures seulement après avoir terminé l’accrochage. Laissant entendre par ces interrogations que ses images, si proches sur le plan factuel de la peinture, trahissent en fin de compte un attachement à la culture des beaux-arts. Il est vrai qu’il y a des images individuelles qui se présentent comme des tableaux anciens tant leur composition est rigoureuse. Ces images se suffisent à elles-mêmes. Elles n’ont pas besoin de compagnie. Elles recèlent également une part de mystère qui ne requiert aucun éclaircissement. Elles ont un je-ne-sais-quoi, ou peut-être bien une absence fondamentale en leur centre, comme le dit Lacan dans Qu’est-ce qu’un tableau8, qui demande à être préservé intégralement. On peut bien se dire que ce qui nous attire, ce sera tantôt un mouvement ondulatoire de personnes qui glissent à l’unisson vers un destin commun ; l’obliquité d’un regard complice et d’une infinie tendresse de la mère ; une amie qui émerge littéralement d’un carré d’herbe pour exercer ses abdominaux ; la planéité d’un moustiquaire qui bifurque en perspective dans une vue sur une véranda de cantine, ou encore des amis qui prennent le temps, dans une arrière-cour négligée, de savourer le temps qui coule par un bel après-midi d’été. Mais on sait que ce ne sont pas ces choses nommées qui suscitent notre intérêt, que c’est ce que l’on n’arrive pas à nommer qui nous tient suspendus dans le vide du tableau.
L’amitié est un thème récurrent et important dans l’œuvre de Raymonde April. Les amis, les parents, les êtres aimés, tous ces autres qui comptent, comme les désigne Charles Taylor dans Grandeur et misère de la modernité, jouent un rôle déterminant dans le développement et la formation de nos identités respectives. Les œuvres récentes de Raymonde nous font visiter de nouvelles contrées intérieures et explorer de nouveaux milieux de vie et de culture du monde extérieur, mais surtout elles continuent de nous entretenir du fait que nous n’avançons dans la vie que grâce à nos conversations avec les autres : « Nous nous définissons toujours dans un dialogue, parfois par opposition, avec les identités que les autres qui comptent veulent reconnaître en nous. Et même quand nous survivons à certains d’entre eux, comme nos parents par exemple, et qu’ils disparaissent de nos vies, la conversation que nous entretenions avec eux se poursuit en nous aussi longtemps que nous vivons »9, écrit Taylor. Que serait l’œuvre de Raymonde April sans la présence de ces autres qui comptent ? Présence qui renvoie à chaque spectateur l’image de ses propres autres qui comptent et lui permet ainsi de se constituer son propre album-souvenir ! Et de survivre. D’ailleurs, il m’a toujours semblé qu’en raison de ces présences humaines amicales, les photos de Raymonde se passent d’explication. Elles suscitent plutôt de l’empathie. Et l’empathie, quand on la laisse monter en soi, draine avec elle un immense sentiment de compréhension.
1 Lucrèce, De la nature, Paris, Garnier/Flammarion, 1964, p. 26.
2 Joachim Ritter, Fonction de l’esthétique dans la société moderne, Besançon, Les éditions de l’imprimeur, 1997, p. 47.
3 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Galimard, 1964, p. 173.
4 Jean-Claude Rochefort, Bifurcations, DVD de 30 min, 2004.
5 Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 27.
6 Peter Gay, Freud, A Life for Our Time, W.W. Norton & Company, New York – Londres, 1988, p. 171-172.
7 Jacques Lacan, idem, p. 29.
8 Jacques Lacan, idem, p. 97.
9 Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Montréal, Bellarmin, 1992, p. 49.
Raymonde April est née en 1953 à Moncton, Nouveau-Brunswick, et a grandi à Rivière-du-Loup, dans l’Est du Québec. Elle vit et travaille à Montréal, où elle enseigne la photographie à l’Université Concordia depuis 1985. Photographe et artiste, elle est reconnue depuis la fin des années soixante-dix pour sa pratique minimaliste inspirée du quotidien, au confluent du documentaire, de l’autobiographie et de la fiction. Abondamment exposé au Canada et à l’étranger, son travail a aussi fait l’objet d’importantes expositions individuelles dont Voyage dans le monde des choses, organisée par le Musée d’art contemporain de Montréal en 1986, Les fleuves invisibles, produite par le Musée d’art de Joliette en 1997 et mise en circulation au Canada et en France jusqu’en 2000, ainsi que Tout embrasser, présentée à la Galerie d’art Leonard et Bina Ellen de l’Université Concordia dans le cadre du Mois de la Photo à Montréal 2001. Les oeuvres de Raymonde April enrichissent les principales collections publiques canadiennes et de nombreuses collections privées.
Jean-Claude Rochefort est né à Saint-Hilarion-de-Charlevoix, en 1957. Il vit dans Charlevoix et à Montréal, où il travaille à titre de critique d’art et de conservateur indépendant. Il a terminé tout récemment une thèse de doctorat en études et pratiques des arts à l’UQAM. Il a écrit au cours des deux dernières années de nombreux articles dans la revue interdisciplinaire Spirale et il y a dirigé quelques dossiers, dont un sur l’image numérique et un autre sur l’amour, en collaboration avec Catherine Mavrikakis (no 198). Jean-Claude Rochefort a été galeriste de 1986 à 1999. Il collabore maintenant comme critique d’art au journal Le Devoir. En tant que conservateur indépendant, il avait organisé en 1998 une exposition collective intitulée Blaast (église Saint-Pierre-Apôtre et 400, rue Atlantic) et, en 1991, il avait conçu et réalisé JES (Ludger Gerdes, Dan Graham, Jeff Wall), exposition qui fut présentée au Centre international d’art contemporain de Montréal. Il s’intéresse tout particulièrement à la relation entre l’art contemporain et l’environnement naturel habité, ce dont traitait sa thèse de doctorat. Un texte sur ce sujet (De la vulnérabilité de l’oeuvre, 2002) a été publié dans le catalogue d’exposition du Symposium Art/Nature, Cime et racines, aux éditions d’art Le Sabord.