[Automne 2007]
Musée d’art contemporain de Montréal,
10 février – 22 avril 2007
« L’ennui est le désir de bonheur laissé à l’état pur ».
⎯ Giacomo Leopardi
« Les naufrageurs écrivent leurs noms sur l’eau » et les naufragés l’inscrivent comme un sillage sur une rive de hasard. Ces signes provisoires sont autant de noms propres et de territoires. Ils nous disent : mon territoire est sans limites ou, au contraire, je n’aperçois qu’elle. Voilà comment on pourrait compléter la formule que Guy Debord reprend du poète anglais John Keats.
Naufrageurs et naufragés ont leur place dans l’imaginaire de Guy Ben-Ner. Fondamentalement opposés, ils se font pourtant écho d’une œuvre à l’autre. Ainsi, dans Treehouse Kit et Moby Dick, se produisent des processus de recommencement qui, se différenciant radicalement l’un de l’autre, n’en exigent pas moins des espaces singuliers à occuper et des moments spécifiques à saisir. Prédatrices ou proies, ces figures sont emportées par la volonté ou encore saisies dans un moment de surprise. Elles miment, alors que leurs destinées se croisent, l’affrontement alterné de la mer et de la terre, elles en reconstituent le mythe ininterrompu.
Les artistes n’ont qu’une poignée d’idées qu’ils revisitent continuellement comme s’il s’agissait de trésors inouïs ayant été enfouis impunément. Ils fouillent leurs petites cavernes personnelles ou s’aventurent dans celles qui jalonnent le monde. Ils acquièrent ainsi un savoir du recommencement. S’engageant dans l’autofiction, Ben-Ner s’empare de figures de la littérature anglo-saxonne d’aventure (Robinson Crusoé, le capitaine Achab de Moby Dick) ou des personnages burlesques du cinéma muet des premiers temps (Charlie Chaplin, Buster Keaton), il laisse voir ce que ces archétypes disent encore lorsqu’on les utilise mal à propos.
Treehouse Kit a fait remarquer l’artiste lors de la Biennale de Venise de 2005. Il s’agit d’une installation composée d’une projection vidéo et d’un objet sculptural lui répondant dans l’espace. La vidéo montre un personnage, incarné par Ben-Ner, vêtu d’un bermuda et pourvu d’une barbe abondante. Sa dégaine de vacancier dissimule une conduite entièrement tournée vers des considérations pratiques. Il semble reproduire un plan fondateur tout tracé. S’affairant à transformer une sorte d’arbre constitué de modules hétérogènes en éléments de mobilier, il démembre et assemble divers morceaux qu’il aménage ergonomiquement par la suite dans un espace clos de nature muséale. Ce Robinson explore les limites d’un programme, c’est un capitaliste à l’état pur. Il veut un territoire, c’est son besoin premier. Il le calque sur son bateau échoué, reflet de sa maison lointaine. Il est en quête du territoire antérieur et paradigmatique où reloger les modèles matériels du bonheur. Qu’il les ait préconçus lui-même ou qu’ils lui aient été donnés, il vit, en les éprouvant – pour paraphraser Clément Rosset –, une sorte de régime des passions. Celui-ci suppose que l’objet désiré s’éloigne dans la mesure exacte où le sujet le désirant s’en approche. C’est ainsi qu’il se maintient dans l’ennui, atteignant peut-être une sorte de bonheur à l’état pur.
Les événements présentés dans Moby Dick sont très différents. Beaucoup moins programmatiques, ils sont par là beaucoup plus hétérogènes et animés par un principe ludique. Il est ici davantage question de détourner les règles que de leur obéir. En quête de la grande baleine, nul autre choix que l’attente. Pourquoi donc ne pas reformuler les manières d’occuper ce temps et cet espace – un plan de travail de l’espace-cuisine repensé en surface de jeu –, aussi réduit soit-il?
S’aidant de sa petite fille, l’artiste revisite, sans même les interpréter, les gags et trucages connus du burlesque. Ils dévalent le comptoir, dorment dans les armoires, mangent à la même gamelle parce que la marée la déplace alternativement d’un convive à l’autre. Ben-Ner nous ramène au burlesque, à cette intelligence de l’instant. Cela présuppose un rapport au savoir qui serait, comme le suggère Christophe Khim, justement d’ignorer. Ne pas savoir que de s’asseoir sur une branche que l’on va couper provoquera une chute n’inquiète pas l’être burlesque, il semble indestructible. Ne pas connaître ou admettre la causalité caractérise l’individu burlesque, il ne cesse de renvoyer les causes aux causes et les effets aux effets. Méprisant les modes d’emploi habituels, il se sert d’un frigo pour dormir. Pour lui, un comptoir de cuisine est nécessairement le pont d’un navire. Il ne sait rien puis soudain, il comprend quelque chose. Ses méthodes sont alors navrantes et fastidieuses. Les situations ainsi mises en place trouvent souvent leur issue dans une chute, d’aucuns diraient un échec, elles abordent de cette façon le recommencement comme ouverture.
Le croisement des œuvres de Ben-Ner est d’une grande précision. Il nous interroge sur notre rapport au jeu toujours imprégné de l’idée de territoire. Il propose des questionnements éthiques sans pour autant nous effrayer par ses images.
Patrice Duhamel est artiste et musicien, critique d’art et commissaire. Il a participé à des expositions de groupe et à plusieurs festivals au Canada, aux États-Unis et en Europe.