[Printemps 2005]
Galerie Séquence, Chicoutimi,
du 9 septembre au 10 octobre 2004
Dans l’indifférence nocturne de ce qui tient lieu de centre à une ville moyenne, Chicoutimi en l’occurrence, la vitrine de Séquence, dont on fêtait cette année les vingt ans, s’est animée trois jours par semaine, à la nuit tombée, des éclats lumineux et sonores de Raid, œuvre conçue et réalisée en résidence par Manon Labrecque.
Produite dans le cadre de l’événement « Regarder observer surveiller » qui s’est échelonné sur plusieurs mois sous la coordination de la commissaire Nicole Gingras et regroupait plusieurs artistes d’ici et d’ailleurs, l’œuvre de Manon Labrecque mettait en scène des déplacements inattendus et des répercussions d’images qui auront sans doute ébranlé durablement quiconque aura daigné lui prêter ses yeux, ses oreilles et surtout la conscience qu’il a de lui-même et de son rapport au monde.
L’installation vidéo au dispositif relativement simple mettait en scène une photo de famille — celle de l’artiste qui y apparaît bébé — et une séquence semblant montrer la quête, dans les roseaux, d’un personnage porteur d’une lampe de poche, vu de face dans un environnement nocturne et qui reste suffisamment dans l’ombre pour qu’il soit impossible d’en dessiner autre chose que des contours anonymes. Comme la photo, d’abord floue, est tenue par un doigt en amorce et que, tour à tour, chacun des membres de la famille s’en échappe pour aller flotter en quelque sorte, tel un ectoplasme, dans l’ombre de la galerie, la figure qui cherche apparaît, pour le spectateur, en relation frontale avec ce doigt (et surtout le regard qu’il suppose) dans un effet de champ-contrechamp qui instaure un dialogue entre les deux espaces : celui du balayage, en forme d’ellipse, des portraits déplacés et celui, linéaire, du regard renvoyé qui, en quelque sorte, traverse l’image et vient épingler le spectateur puisque celui-ci, d’une certaine façon, fait corps avec le doigt, substitue son propre corps à celui qu’efface la « caméra subjective ».
On le voit, Manon Labrecque, ici comme dans toute son œuvre, explore le labyrinthe où se coule tout regard. Au cœur de ce labyrinthe, l’anamorphose de la photo de famille. Quand sur elle le point est fait, la focalisation semble dire l’effet d’une question, comme si la caméra, qui s’est emparée de l’image et redouble ainsi l’objectif absent de l’appareil photo d’antan, tâtonnait à la recherche de la vérité du souvenir. Ensuite, tout se précipite ou plutôt explose, comme une variation devenue folle : les germinations photographiques sortent du cadre ; la photo cénotaphe qui ne célébrait nul autre événement que la famille — à la fois cadrée, figée dans le souvenir prémonitoire, et cadre (carcan ?) de vie —, la photo devient elle-même le lieu d’un événement. D’abord par sa lisibilité conquise sur un flou qui ne dépendait que d’une focale (l’événement du deuxième objectif qui filme le résultat du premier), puis parce que cette photo, cette famille, sont saisies par diverses formes de chaos qui disent toutes la perte de l’unité organique : outre le « décollage » individuel de chacun des membres de la famille, diverses formes d’explosions lumineuses qu’on associe traditionnellement à la fête, fête familiale et intime des feux de Bengale, fête publique et collective des feux d’artifice. C’est peut-être à cette perte de l’unité organique (de l’image, de la famille) que correspond métaphoriquement la séquence centrale de la vidéo, recherche d’une unité perdue, parce que complètement dispersée, ou simplement effritée, selon que la quête est lue comme celle de l’image tout entière ou celle d’une seule des figures de cette image.
Au-delà de la reconnaissance, somme toute aléatoire et anecdotique, de la famille de l’artiste, l’image que fait, défait et refait le dispositif de Manon Labrecque représente plutôt un type : la photo de famille comme telle, avec sa maladresse ou son indifférence à la technique, avec, surtout, ses cadrages convenus et cette absence de sens — sinon celui de repère spatiotemporel — qui la rend parfaitement illisible pour quiconque ne connaît pas les acteurs. Quand elle sombre dans l’anonymat, toute photo de famille devient une énigme ou un néant; elle appelle un effort du spectateur, soit pour l’analyser sous un angle sociologique ou historique, par exemple, soit pour en faire le point de départ d’un récit ou d’un fantasme. Anonyme, la photo de famille a le silence inquiétant d’une question rendue visible. Et le spectateur se trouve engouffré de force dans cette image muette et dans son éclatement en forme de fictions ou d’analyses.
Car à la sortie de cadre des personnages de la photo de famille qui brusquement volent dans l’obscurité de la galerie, comme autant de spectres familiers et ironiques, correspond et s’oppose le recadrage inévitable du spectateur qui feuillette et délite la profondeur de champ.
Celui-ci en effet, assis dans sa voiture et branché sur la fréquence qui diffuse la musique — une musique électroacoustique très « organique » elle aussi dans ses transformations — ou dans la rue, écoutant les haut-parleurs extérieurs, quel cadre spatial personnel ajoutera-t-il à celui de l’installation dans la galerie et à celui des images dans l’installation ? S’il est dans sa voiture, il aura devant lui un cadrage de plus : le découpage de ses vitres d’auto venues démultiplier les cadrages de la vitrine de la galerie, ceux de la photo et de la caméra vidéo.
Ainsi se joue une partie où les habitudes du spectateur, sa volonté forcenée d’avoir des histoires, sa peur du sens non abouti sont constamment piégées, suscitées puis déjouées. Si bien que ne restent, au bout du compte, que l’image et ses constituantes. Et à un certain point du parcours de son regard, le spectateur, inévitablement, se demande où il se situe et même qui il est.
Le souvenir, tout souvenir, est hors cadre. Il doit toujours faire l’objet d’une mise au point focale, d’un recadrage qui transforment toujours l’objet de la mémoire en fiction. Non seulement le processus de mémoire est, par nature, infidèle et trompeur, mais le travail même qui le fait se déclencher, la matière dans laquelle il s’inscrit, que ce soit l’écriture ou la « vision », intervient dès le départ et « change » ainsi ce souvenir au moment même où il se forme.
Façon, pour Manon Labrecque, de dire qu’on n’est jamais vraiment dans la photo, qu’on ne cadre jamais avec l’image.
Sémioticien et écrivain, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi.