Photography. Crisis of History
sous la direction de Joan Fontcuberta,
Barcelone, Actar, 2004, 253 p.
Le photographe d’origine espagnole, Joan Fontcuberta, a eu l’idée de soumettre une série de questions sur l’histoire de la photographie à une quinzaine de spécialistes internationaux. Ce petit livre en format de poche réunit autant de textes brefs d’auteurs en majorité espagnols et sud-américains. Malgré quelques déficiences de l’édition – coquilles typographiques, ouvrage non daté et répétition d’un texte, celui de Carmelo Vega – le recueil a l’immense avantage de faire connaître de nouveaux auteurs.
Il convient de préciser, d’entrée de jeu, que cet ouvrage nécessite une connaissance des bases de l’histoire et de la théorie de la photographie, ne serait-ce que pour apprécier les sujets de discussion proposés aux historiens par Fontcuberta : en premier lieu, critiquer l’influence majeure de l’Histoire de la photographie par Beaumont Newhall (1949) et l’historiographie actuelle ; ensuite, discuter de l’autonomie de la discipline : peut-on avoir un regard unificateur sur l’ensemble des pratiques photographiques ou, au contraire, doit-on les considérer selon leur champ d’application (journalisme, médecine, anthropologie, loisirs, etc.) ? Faut-il opter pour une histoire des images ou pour une histoire des photographes ? Les perspectives sociales et esthétiques sont-elles compatibles ? Que penser de la discrimination au sein de l’histoire canonique de la photographie, notamment la marginalisation de certains pays d’Europe et l’exclusion de certains continents du champ de la création photographique ? Enfin, comment penser, à l’instar de Benjamin, le rapport entre l’histoire et la photographie, à partir du moment où la reproduction de l’image participe de la cristallisation de l’événement historique ? Ces questions ont suscité deux types de réponse, les unes traitant l’ensemble des questions et les autres procédant par l’exemple.
Dès la première partie du livre, le lecteur doit se montrer tenace, car les textes généraux produisent un effet de redondance. De plus, les auteurs qui ont tenté de répondre à toutes les questions ont dû résumer leurs idées, parfois au détriment d’une expression suffisamment explicite. Il y a des exceptions cependant, le texte d’André Gunthert, directeur de la revue française Études Photographiques, qui se démarque par la vision et l’expertise de son auteur. Les articles de Carmelo Vega, professeur à l’Université de La Laguna aux îles Canaries, et de Joan Naranjo, directeur de la galerie Kowasa à Barcelone, sont clairs et résument bien l’ensemble des critiques émises par leurs collègues. Les mêmes idées reviennent et l’on pourrait résumer ainsi celles qui ont l’assentiment général. À l’égard de l’histoire de la photographie selon Newhall, la réponse est univoque : le modèle issu de l’histoire de l’art formaliste est encore trop présent et totalement inadéquat. Il décontextualise les photographies. Le modèle de Newhall s’avère incapable de rendre compte de la production photographique des minorités sociales et des images qui participent à l’identité culturelle. L’accent mis sur les lignées de photographes contribue à l’ethnocentrisme de la discipline. À ce propos, les auteurs hispanophones soulignent le nationalisme chauvin, voire la xénophobie de la sélection du corpus de l’histoire élaborée par des collectionneurs comme Newhall et Gernsheim, en regard de quoi il se développe un repli sur soi de la part des groupes exclus ou le revirement d’une attitude colonialiste en une discrimination positive, comme le soutient Joan Naranjo. Enfin, les auteurs s’entendent sur l’utopie d’une histoire monolithique et linéaire. Le point de vue absolu est illusoire. L’orientation privilégiée est celle d’une histoire des images mises en contexte de production, de circulation ou de réception, selon une approche adaptée aux différents points de vue. De là plusieurs « histoires possibles », comme le suggérait déjà Régis Durand. Seule la Nouvelle histoire de la photographie par Michel Frizot (1994) est digne de mention de la part de certains.
Quelques auteurs ont préféré aborder la question historiographique à partir de leur propre recherche. Le résultat s’avère très efficace et donne des articles captivants et puissants sur le plan théorique. C’est le cas de Mounira Khémir, d’Andrea Kunard et de Vincent Lavoie. Mounira Khémir, commissaire indépendante en France, interroge l’histoire de la photographie à partir de son travail sur la photographie de l’Algérie du XIXe siècle, à l’époque coloniale. Son étude montre comment l’image participe à l’écriture de l’histoire par ceux qui colonisent un peuple, une région ; et par ailleurs, comment les photographies que les colonisés font d’eux-mêmes reflètent la vision des colonisateurs. Les images photographiques se situent dès lors entre fiction et réalité. Andrea Kunard, conservatrice au Musée de la photographie canadienne, à Ottawa, retrace avec une méthode remarquable le développement du débat sur les qualités artistiques de la photographie dès les premières décennies – des écrits de Fox Talbot et de Lady Eastlake jusqu’à ceux de Newhall et de Greenberg. Son étude montre bien que la diversité des points de vue confère aux photographies des significations différentes et qu’il ne peut être question d’une forme artistique essentielle des images. L’art de la photographie, écrit-elle, réside dans son habileté à décrire un complexe culturel. Vincent Lavoie, dernier directeur du Mois de la Photo à Montréal, met en lumière le rapport nouveau qui s’est développé entre l’image photographique et l’histoire. Il explique comment le spectacle s’est immiscé dans l’information journalistique, à la faveur notamment de la popularité du stéréoscope vers 1860. Surtout, il soutient que l’instantanéité de la photographie est devenue le critère de validation de l’événement historique. Son propos, rigoureux et captivant à la fois, correspond à l’idée que se fait Carmelo Vega de la nouvelle histoire de la photographie : « The exercise of history would consist in giving shape to a set of independent variables that, properly fitted together and interpreted, would offer us the key to understanding the specific mentality and the particular forms of expression of a man in his time ».
Ces trois articles illustrent les nouvelles études photographiques – nourries de l’histoire de l’art, ouvertes sur les sciences sociales et de plus en plus scientifiques – telles que les conçoit André Gunthert. Il faut lire son article à la fin du recueil sur la photographie « laboratoire de la modernité ». Gunthert constate la croissance exponentielle du nombre de publications dans le domaine, de même que la qualité de la recherche dans les centres qui jouissent d’une infrastructure universitaire favorable. Selon une argumentation fondée sur l’expérience du milieu de la recherche et de l’enseignement en France et en Allemagne, il favorise l’évolution des études photographiques au sein d’une discipline connexe, l’histoire de l’art. Celle-ci, qui possède déjà une méthodologie de lecture des images, devra dans les années à venir élargir son spectre pour considérer l’histoire de la représentation visuelle en élaborant un programme où la photographie trouvera sa place et la possibilité de contribuer aux sciences sociales.
Von Amelunxen, commissaire et directeur du Forum Muthesius de Kiel, en Allemagne, est le seul à souligner le problème de la classification des archives numériques des grandes collections de photographies. Il faudra bien trouver un système de codification, un certain formalisme, qui saura fonder une science des images. Il suggère de retourner à la pensée de Roland Barthes, à ses notions de studium et de punctum qui permettraient d’attribuer une double cote à chaque image, alliant ainsi le social à l’esthétique, la production à la réception. Dans son introduction, Fontcuberta rappelle que le discours sur un objet temporel, tel que la photographie, s’élabore dans une relation dialectique entre l’identité et l’histoire de cet objet. Toutefois, il lui semble que les questions historiographiques soient prédominantes, plus pressantes que la quête ontologique. Mais, à la lecture des textes, on constate que la question de l’identité de l’objet « photographie » est indissociable de l’entreprise historiographique. Johann Swinnen, historien anversois, termine son propos par la « question philosophique fondamentale » : « What is photography ? » Carmelo Vega insiste sur la nécessité de « définir ce que nous voulons historiciser dans la photographie », autrement dit, de quoi voulons-nous faire l’histoire ?
Hélène Samson enseigne l’histoire et la théorie de la photographie à l’Université de Montréal.