[Automne 2000]
par Bernard Lamarche
Éditions J’ai VU
Québec, 2000, 96 pages
De même que pour la majorité des pratiques touchant à l’intime, la photographie de Michel Lamothe conduit à toutes les projections. Son travail invite une énonciation à la première personne du singulier, un mode privilégié par les deux auteurs de la monographie que le centre VU de Québec consacre à l’artiste en inaugurant une nouvelle collection intitulée J’ai VU. Ainsi, les auteurs Martha Langford et Philippe Dubois proposent des lectures personnelles de cette production, qui résonnent du caractère intimiste des images du photographe. Dans les deux essais denses qui précèdent une section, admirable de qualité, consacrée à la reproduction des œuvres de l’artiste, les auteurs tentent de déterminer pour cette production les conditions de possibilité de l’intime.
Tous deux s’arrêtent à ce qui, dans l’œuvre de Lamothe, fait écran et opacifie l’iconographie des images. La matérialité exacerbée des photographies excite une rhétorique de la mémoire dans laquelle l’usage du flou est perçu davantage comme le signe d’un ralentissement temporel que comme celui d’une fixation du temps. Langford qualifie cette facture de lacunaire : elle pose une réflexion sur le désir de l’artiste de ne pas représenter ses référents dans leur plus grande clarté, une approche, écrit l’auteure, qui « puise dans l’instantané, imite sa sincérité tout en médiatisant son immédiateté ».
Dans le second essai de l’ouvrage, l’auteur de L’acte photographique reprend cette médiatisation à son compte pour asseoir ce qu’il voit comme étant le caractère « haptique » du corpus étudié, empruntant au sculpteur Adolf Hildebrand (1847-1921) ce terme qui désigne « ce mode de connaissance visuelle des choses, qui implique le toucher, le contact avec la matière, mais qui s’exerce par la vision : c’est le toucher par les yeux ». Recourant à ce concept, Dubois examine la « sensorialité » et le « palpable visuel » dans la photographie de Lamothe.
Les deux essais se rejoignent en ce qu’ils analysent dans cette photographie son mode d’appréhension du réel, que les deux auteurs distinguent dans les qualités plastiques de ces images brouillées. Réinterprétant le fameux énoncé de Roland Barthes qui voyait autrefois le doigt plus que l’œil comme l’organe du photographe, Dubois conduit sa démonstration autour de la captation du réel par la main, posant la photographie au sténopé comme une prise d’images « à tâtons ».
Une dimension importante est cependant occultée par les deux articles, qui concerne le statut de l’autoportrait chez Lamothe. Cette pratique ne participe pas de l’intime dans la mesure où elle tient d’une stratégie de définition de l’image publique de l’artiste ; elle ne peut donc se réduire à la saisie du monde par la main, puisque ses enjeux ne peuvent s’apprécier que du côté de la réception des images. Dubois glisse rapidement sur cette question de l’autoportrait, dont il ne retient que des traits iconographiques pour appuyer sa thèse, alors qu’il observe dans un passage peu convaincant que les autoportraits de Lamothe montrent de façon presque récurrente les visages tronqués, le regard absent ou bien la main qui vient obstruer le champ de vision.
En fonction du pôle de la réception des images, cet axe de l’autoreprésentation introduit inévitablement, pour employer des termes répandus en pragmatique, le phénomène de l’anticipation rétrospective, puisqu’il y a ici croisement entre la préméditation par l’artiste de la fonction commémorative de son inscription dans la photographie et la remontée du destinataire vers le moment antérieur de l’énonciation, croisement en lequel s’abolit l’écart de temps qui sépare les deux positions. Cette structure est radicalement complexifiée par le rapport trouble au temps que Lamothe recherche pour ses images.
Une réflexion dans l’œuvre de Michel Lamothe sur la question du statut de l’artiste reste à produire, et ce, à la lumière des analyses que proposent Langford et Dubois. En effet, dans la facture singulière de ces images, à même leur maculature, se joue en photographie un rapport entre l’œil et la main qui n’est pas totalement étranger à celui que supporte le travail du peintre.