[Printemps 1998]
Du 3 octobre 1997 au 31 mai 1998
Événement organisé par le centre VU, Québec
Dans l’histoire de la photographie, le paysage occupe une place considérable. Dès ses débuts, on a vite saisi les avantages que la photographie offrait pour l’archivage du territoire. La petite chambre noire de l’appareil captait des portions du monde avec une telle fidélité et les rendait avec une telle présence que l’on a cru, comme Balzac, que c’était une pellicule de l’objet lui-même — une couche de son corps spectral — qui se détachait et venait se déposer sur la plaque sensible. On pouvait donc examiner le réel, en saisir des aspects que l’on croyait appartenir à la nature même de l’objet plutôt qu’à la nature indicielle de la photographie1.
Encore aujourd’hui le paysage est un sujet de prédilection pour nombre de photographes ; le titre de l’événement Trois fois Trois Paysages : l’année photographique à Québec, organisé par le centre VU, insiste d’ailleurs sur l’utilisation inépuisable de ce thème dans la pratique photographique. Le thème inscrit également la photographie en tant qu’aventure du regard. La notion de paysage ne devient en effet opérationnelle que si elle inclut la perception qu’ont les hommes de la réalité. Car le paysage est non seulement ce qui se présente à l’œil qui regarde, mais aussi ce qui est transformé par ce regard «pensif» (Régis Durand) ou, plus spécifiquement, qui pense, capte, enregistre et interprète son sujet et son objet. Ce qui nous rappelle d’ailleurs cette remarque qui ouvre Vedute, de René Payant : «Le regard découpe dans la chair du monde, c’est la seule façon pour la vision de glisser progressivement vers la compréhension, voire la signification2.»
Or, personne comme le photographe peut-être n’est conscient de cette découpe, de cette opération qu’il pratique sur le monde chaque fois qu’il porte son œil à son viseur. Trois fois Trois Paysages ne manque pas, par l’envergure de l’événement et la multiplicité des propositions artistiques, de mettre en relief ce travail sur le corps du monde. Ces prélèvements, greffes, interventions et manipulations de tout ordre sont au cœur des expositions et des manifestations organisées dans le cadre de cette année photographique qui prend le paysage urbain de la ville de Québec à la fois comme sujet de représentation, support d’exposition et matériel d’intervention.
Ces découpes se font souvent sur une base critique, et, lorsqu’il s’agit de représentations de la ville, ce n’est jamais pour en montrer les charmes touristiques, sinon pour les déconstruire et les reconstruire dans des perspectives incongrues, comme l’a fait Denis Thibault dans Causa (VU, janvier 98), ou encore en offrir un aberrant Tour de ville, un assemblage panoramique de photos la ville monté sur un cylindre pivotant qui faisait le tour du spectateur (Martin Mainguy, VU, décembre 97). Parfois, le présent vient se rabattre sur le passé : Denys Farley proposait une camera obscura, où se superposaient deux projections de modes différents, l’une d’un plan (celui de la Citadelle de Québec qui marque le caractère historique et stratégique de la ville) et l’autre, changeante et évanescente, produite en temps réel par la camera obscura (L’œil de Poisson, octobre 97). Dans la même veine historique, la ville peut devenir l’objet de récits et de simulacres où l’on joue sur la valeur de vérité de la photographie en simulant à l’aide de plans anciens et d’images satellites une découverte d’ordre historique (Reno Salvail, Une découverte me permettant de supposer que Champlain écrivait Kébek avec un Q, VU, octobre 97). La ville se définit aussi comme ensemble de signes régulateurs, limitatifs comme le démontrait Limites municipales, de Marlene Create (VU, novembre 97).
Les incursions ou les excursions de la photographie hors des espaces intérieurs d’exposition sont encore relativement rares. Il y a à cela des raisons qui tiennent autant à la conservation de l’œuvre et au souci de lui assurer une certaine homogénéité sémantique en éliminant toute zone d’interférence au profit d’un espace aseptisé, qu’à la volonté de présenter l’œuvre dans le cadre d’un espace symbolique assurant la reconnaissance de son statut artistique.
Malgré cela, il y a des occasions où les photographes acceptent que le paysage urbain devienne support d’exposition et matériel d’intervention. L’événement Trois fois Trois paysages offrait, en octobre dernier, une telle occasion de voir, en quelque sorte, le paysage dans le paysage. Ainsi des images prélevées sur le tissu urbain ou naturel se sont greffées à un nouveau corps (environnement), corps souvent étranger, mais parfois compatible.
Au milieu de ce paysage surcodé, que nous traversons aussi aveuglément qu’il nous est devenu lui-même invisible, se dressait ici et là des images qui faisaient signes ; au-delà du réglementé, des signaux «prescriptifs» et «programmatifs», s’élevaient des signes qui dérangeaient notre lecture. Des images qui ne se laissaient pas lire à travers les codes qui contrôlent nos déplacements quotidiens. Ces images pouvaient apparaître sur des parois rocheuses encadrées par la structure bétonnée d’un mur de soutien, comme les paysages naturels ou les scènes de ville de Danielle Hébert, ou comme la photographie, perdue sur la surface d’un mur de pierre, d’un jeune enfant dont les bras en croix bloquait l’entrée à l’image, faisant obstruction au regard, empêchant sa fuite (Johanne Tremblay), ou encore comme ces photographies de Patrick Altman installées sur le pont du traversier Québec-Lévis. Souvenir d’une immigration où l’inquiétude du dépaysement a précédé la quiétude du paysage, ces photographies, fragments d’une mémoire intime, surgissaient avec en arrière-plan la mémoire répertoriée et classifiée de la ville.
Le paysage historique comme le site archéologique, prétendument fidèles à un état supposé originel, sont infiniment culturels : ce sont des lieux de mémoire ; et pour le touriste cultivé s’intéressant aux curiosités naturelles et aux monuments, la photographie tient ici lieu de mémoire. C’est ce que faisait ressortir, entre autres, l’intervention de Michel Bélanger, qui reconstituait, dans un espace laissé vacant par l’incendie d’un bâtiment, l’extérieur d’un château du Moyen Âge aux murs constitués d’assemblages de photographies de monuments patrimoniaux de la ville.
On pourrait poursuivre encore longtemps — mais l’énumération serait fastidieuse —, nommer chacun des artistes, montrer le rapport singulier que chaque artiste entretient avec le paysage et la photographie, et comment celle-ci, bien que conservant un lien indéfectible avec le réel, est autre. Trace travaillée par le désir, la pensée, la fiction, le simulacre, etc. Cet événement, qui compte déjà près de trente expositions et interventions (et il en reste encore près d’une dizaine à venir d’ici à juin 1998), a le mérite, à travers l’exploration du paysage, de faire la démonstration de la pluralité des formes et des pratiques photographiques actuelles et de se faire l’initiateur de projets qui ouvrent le médium photographique à de nouvelles conditions d’expérimentation et de contextualisation.
1 À ce sujet, voir le très beau texte de Rosalind Krauss, «Sur les traces de Nadar», Le photographique, Paris, Macula, 1990, p. 18-35.2 René Payant, Vedute. Pièces détachées sur l’art 1976-1987, Édition Trois, Montréal, 1987, p. 19.