[Hiver 1996-1997]
par Manon Gosselin
Elizabeth A. Brown, Paris, Assouline, coll. «La mémoire de l’art», 1995, 79 p., 56 illustrations noir et blanc Anne-Françoise Penders, La Lettre Volée, 1995, 58 p., 12 illustrations noir et blanc
Sculpteur, Constantin Brancusi (1876-1957) fut également photographe. Sa succession léguera à la collection du Musée national d’art moderne de Paris 1 300 tirages originaux et 550 négatifs répartis entre le Cabinet des photographies, le Fonds Brancusi et le Service photographique du Musée. Si Brancusi se livre un jour à la photographie, c’est qu’il croit être le seul à pouvoir reproduire l’image de ses sculptures. En fait, l’étrange idéal de Brancusi était que les textes critiques écrits sur ses œuvres soient mis en pages avec ses propres reproductions photographiques.
Bien qu’il compte parmi ses amis des photographes aussi réputés que Stieglitz et Steichen, Brancusi refusera les reproductions photographiques qu’ils feront de ses sculptures car, dira-t-il à Man Ray, ces belles photographies ne montrent pas son œuvre telle qu’il veut qu’elle soit vue. Ayant comme unique sujet son œuvre, son atelier et lui-même, Brancusi mettra la photographie au service de son art plutôt qu’il ne la fera servir comme œuvre d’art. La pratique photographique de Brancusi aura pour principale fonction de documenter l’œuvre sculptée et de fixer l’image mythique du sculpteur dans son atelier par de remarquables autoportraits. Ces reproductions photographiques, plus faciles à expédier que les œuvres elles-mêmes, serviront à intéresser les collectionneurs de Brancusi, principalement américains. Enfin, ces photographies conserveront l’image des expositions éphémères que Brancusi met en place dans son atelier en combinant et en recombinant obsessivement ses socles et ses figures et qu’il fixe, dans le temps et dans l’espace, avec les moyens de la photographie, avant que ces sculptures soient à nouveau déplacées, puis au fil du temps, vendues, transformées, ou tout simplement avant qu’elles disparaissent de l’atelier.
L’élégante plaquette publiée par les éditions Assouline nous présente d’excellentes reproductions de 56 photographies en noir et blanc prises par le sculpteur dans son atelier. Cependant, le texte d’Elizabeth Brown n’aborde que très succinctement les enjeux multiples de la photographie chez Brancusi. L’argument principal de Brown est que ces photographies, qu’elle voit essentiellement comme des portraits d’œuvres, humanisent la forme abstraite des sculptures tout en fixant les moments fugaces de la perception qu’a le sculpteur de son œuvre. Pour Brown, la pratique photographique de Brancusi immortalise les intentions de l’artiste en démontrant que son art ne reposait pas uniquement sur l’abstraction mais bien sur la synthèse, l’assemblage et la juxtaposition.
Le texte d’Anne-Françoise Penders, publié aux éditions La Lettre volée, quoiqu’il soit accompagné de reproductions de moindre qualité que celles de Brancusi photographe, a le mérite de critiquer l’utilisation de ces photographies comme support de l’étude de l’œuvre sculptée et de s’adresser directement à la pratique photographique du sculpteur Brancusi. Si l’on peut reprocher à Penders de verser dans l’excès contraire en rabaissant les qualités documentaires de ces photographies pour les apparenter au style de la photographie pure de Stieglitz (où la forme importait plus que le sujet), ce texte a toutefois la grande qualité d’accorder une attention toute particulière à la notion de groupes mobiles. Brancusi désigna ainsi, en 1917, les nouvelles œuvres éphémères qu’il créait en regroupant des socles et des figures et dont l’image subsiste toujours parce qu’il les a un jour saisis photographiquement. «Tout le paradoxe, et l’essence même, des groupes mobiles, écrit Penders, réside dans leur nature photographique tangible, que confirme leur double inexistence hors du cliché. En effet, le groupe mobile n’est pas seulement le rapprochement de deux ou trois œuvres. Il est ce rapprochement dans un temps et un lieu donnés, réalisé par la photographie. Par cette réunion, peut-être éphémère, les œuvres choisies accèdent parfois de la sorte, en même temps qu’à la dignité d’un titre, au privilège de l’immortalité.»
À la fois document, création et reproduction, les photographies de Brancusi dotent son œuvre sculptée d’un signifiant supplémentaire né de la relation qu’entretenaient les sculptures avec l’espace de l’atelier. Ces deux ouvrages complémentaires encouragent l’étude des pratiques photographiques marginales et soulignent les enjeux multiples de la photographie à l’œuvre dans l’art de notre siècle.