[Printemps 1996]
Berkeley (Californie), University of California Press,1993, 632 p.
Panorama discursif, livre sans image, cet ouvrage de Martin Jay, professeur d’histoire à l’université de Berkeley, en Californie, surplombe l’histoire de l’œil depuis Platon jusqu’à Irigaray pour isoler des régimes du regard qui ont célébré, dans la pensée française au XXe siècle, une certaine suspicion envers l’oculocentrisme — œil désincarné, œil pur, œil idolâtre, œil neutre, œil innocent, œil autoritaire, œil du prince, œil de Dieu —, questionnant dans des discours féconds le statut hypertrophié traditionnellement réservé à la vision.
La crise autour de l’œil est académique et historique. Elle serait survenue au passage des grands courants de la pensée européenne surveillés par ce que Martin Jay nomme «un régime scopique dominé par le perspectivalisme cartésien» (cartesian perspectivalism). Alors que l’appareil photo, extension et prothèse de l’œil, devenait la plus extraordinaire innovation technique dans le champ de la vision et qu’à elle seule elle remuait le paradigme réaliste, on amorçait une critique du discours sur l’œil en soutenant une «détranscendantalisation de la perspective, une réincorporation du sujet cognitif et une valorisation du temps sur l’espace».
L’œil dénigré comme antidote à la tyrannie de l’œil (spectacle/surveillance) participa conceptuellement au désamorçage du concept d’un ordre visuel dominateur, provoquant une prolifération de modèles de visualité résistant à l’oculocentrisme.
Discréditées, les épistémologies spectatorielles ont fait place à des discours sur le caractère culturellement incarné et médiatisé de la vision : «L’âge du message a tué l’âge de la théorie […], le monde de l’information a pris la place du monde observé», fait remarquer Jay, en citant Michel Serres.
Cet ouvrage de Martin Jay a le mérite de présenter de façon classique un vaste éventail d’événements discursifs qui ont mené et miné le concept d’un régime scopique dominant. Également, il est utile de voir inscrit/validé, en bas de page, la réception et la traduction de la pensée française dans le discours anglo-américain formé après-coup, en marge de cette pensée.