« […] un changement de temps suffit à recréer le monde et nous-mêmes. » — Marcel ProustMalgré son rôle de pionnier de la musique concrète, Hugh Le Caine (1914-1977), physicien reconnu, inventeur d’instruments de musique électronique et compositeur autodidacte, demeure une figure relativement obscure : l’information disponible à son sujet se limite presque exclusivement à son apport au développement de la musique électroacoustique et à ses innovations scientifiques1.
par Alexandre Robertson
Pourtant, il a alimenté toute sa vie une production artistique de collages secrets, rarement montrés à quiconque : albums photographiques, collages et courts métrages qui, à l’aide de procédés artistiques complexes et originaux, expriment la discontinuité entre son image publique et sa vie privée. Effectivement, ce corpus inédit, conservé dans les archives de sa famille, a été longtemps passé sous silence – entre autres puisqu’il était jugé trop personnel, mais aussi parce qu’il suscite des questionnements sur l’orientation sexuelle de Hugh Le Caine.
Cartes géographiques, photographies, cartes postales, affects et attitudes : passé maître dans l’art du recyclage, Le Caine récupère dans ses albums photographiques des références littéraires2, des éléments de culture populaire et d’imagerie collective qui circulent à l’époque, pour ensuite les intégrer à son univers privé. Avant d’être collées sur les pages noires de ses albums, les photographies sont annotées, marquées de peinture ou passées au bain de virage, puis découpées et agencées selon les impulsions de Le Caine.
Résistant à toute tentative de classification, ces œuvres habitent un espace ambigu entre le collage, le photomontage, le journal de voyage, voire le livre d’artiste. Débutés entre 1946 et 1949 alors qu’il traverse l’Amérique du Nord en motocyclette à plusieurs reprises – à l’époque même de la naissance de la beat generation –, ces albums photographiques incarnent la quête identitaire de l’artiste. En effet, bien loin de la vocation documentaire de l’album de voyage ou de l’album photographique traditionnels, ces regroupements de photos sont des constructions qui tiennent plutôt de la fiction, voire de l’autofiction.
De l’autre côté du miroir
L’autoportrait prend une place primordiale dans les pages de ces albums détournés. Sorte de miroir gauchi de la mémoire, il reflète les esquisses d’affects et les souvenirs retravaillés de Le Caine.
Les albums deviennent la « vitrine du soi3 », espace d’auto-examen et d’introspection. Est-ce la manifestation de ses identités publique(s) et privée(s) ? L’accumulation d’autoportraits semble servir de rappel constant de la dichotomie entre ces deux identités, soulignant par le fait même que c’est bel et bien la face cachée de Le Caine qui est ici mise en avant.
Cette mise en abyme souligne l’érosion de la frontière entre le portrait et l’autoportrait en maintenant l’illusion d’une relation sujet-photographe. Mais nous ne pouvons néanmoins que ressentir une sorte de malaise face à ce regard intense qui nous fixe sans nous voir, qui n’a d’yeux que pour lui-même. Le dialogue, exclusivement personnel, est celui d’un journal intime éclaté : un miroir brisé qui, comme les collages de Le Caine, projette dans toutes les directions des reflets parcellaires et présente une image fragmentaire du tout – ou encore un miroir, comme celui de Lewis Carroll ou de Jean Cocteau (où il prend une dimension homoérotique), qui est le lieu de la transcendance vers un monde intime et surréel4.
Un monde où Le Caine peut mettre en scène, revivre ou prolonger des rencontres : par la disposition particulière d’images, par la relation ambiguë qui est esquissée entre certains personnages, par sa tendance à insister sur la photographie de tel ou tel jeune homme, tout en les dissimulant, les éparpillant aux quatre coins de son album, Le Caine tente – consciemment ou non – à la fois d’exprimer et de cacher certains aspects de sa vie, certaines des sensations qu’il ressent.
Les albums sont également enluminés de nombreux portraits de jeunes hommes, souvent marqués ou graffités et quelquefois rehaussés de couleurs ou de peinture avec une grande délicatesse; des touches qui font presque penser à des caresses. Mais elles atteignent parfois une fébrilité qui, sans tout à fait devenir une mutilation, une marque de violence sur le visage ou le corps, représente peut-être une prise de possession – un symbole d’affection ou de propriété. Pour quelle raison Le Caine s’en prend-il à ces photographies? Peut-être consciemment, par stratégie critique, ou inconsciemment, par intériorisation des mœurs de la société des années 1940 et 19505.
Évidemment, comme dans le cas de nombreux artistes de ce temps, les indices de l’orientation sexuelle de Le Caine, même dans ces albums privés, sont relativement subtils. Mais sans qu’il ne participe à la vie homosexuelle contemporaine, ses œuvres démontrent une familiarité avec le répertoire iconographique et typologique de rôles et de représentations gaies du milieu du XXe siècle – et semblent parfois faire référence à une expérience homosexuelle qui est tout juste au-delà du cadre de l’image6. L’autocensure qu’effectue Le Caine est une conséquence naturelle du contexte social – hostile à toute manifestation de désir homosexuel – de l’époque.
Parcours scientifiques, artistiques et identitaires
Outre l’exploration par le collage de ses pulsions et identités, d’autres ferments d’inspiration alimentent également les recherches de Hugh Le Caine. Chez lui, l’art permet l’expression d’éléments de la théorie de la relativité qui révolutionnent la physique des premières décennies du XXe siècle. Peu d’artistes avaient jusqu’alors réellement intégré les bouleversements scientifiques à leur production. L’importance, dès les années 1940, du métissage entre la physique et les collages de Le Caine ferait donc de lui un précurseur de cette nouvelle conception. Plus encore, les stratégies artistiques dont il se sert pour gérer la notion d’identité sont le résultat direct de sa familiarité avec les éléments les plus révolutionnaires de la physique nucléaire de l’époque.
Le Caine applique des permutations à l’espace-temps de son album, ralentissant, accélérant, télescopant ou comprimant ainsi ses souvenirs et insufflant, par la mise en relation de signes iconographiques puissants, une potentialité énergétique, identitaire ou sensuelle à des images statiques – des constructions informées par la rencontre avec le « nouvel » espace-temps quantique. Il choisit de les exécuter à l’aide du collage, qui semble particulièrement bien se prêter à l’expression des concepts changeants du temps, de l’espace et de la réalité qui émergent tout au long du XXe siècle, qui morcelle les images et l’information comme si celles-ci étaient des molécules à diviser, à réorienter, qui synthétise des mondes où s’activent des compressions et des dilatations relativistes7, qui manipule les particules de la lumière et du son avec une pleine compréhension de leurs propriétés.
Le Caine récupère dans ses albums photographiques des références littéraires, des éléments de culture populaire et d’imagerie collective qui circulent à l’époque, pour ensuite les intégrer à son univers privé.
Trajectoires rémanentes et marques de passage
Les liens entre la relativité et le voyage sont inévitables. Après tout, n’y a-t-il pas lieu de croire que l’effet du mouvement mécanisé de la locomotive sur la manière de voir le paysage (et ce, à une vitesse jamais atteinte auparavant) a peut-être permis l’émergence de la théorie de la relativité? Comme le dit Peter Osborne, « Where there is no centre there can be no central medium; where there is no stasis there can be no static point of view. Everything is transformed by the condition of travelling8 ».
Ce besoin irrésistible qu’a Le Caine de voyager à motocyclette est significatif, puisque son expérience artistique et identitaire, ainsi que sa compréhension de l’espace-temps s’en retrouvent fondamentalement modifiées. Suivant le tracé de ces voyages, les cartes géographiques qu’il appose aux pages de ses albums sont de véritables collages expérientiels : elles servent d’aide-mémoire des rencontres et événements vécus en cours de route. Sans être nécessairement une expression de la longue association entre le voyage et l’aventure sexuelle9, on y relève par contre des inscriptions servant à situer certains événements et certaines rencontres (par exemple, la mention « Friday night – Motorcyclists ») qui laissent planer une certaine ambiguïté10. Justement, l’accumulation d’images semble s’intensifier autour de ces « singularités ». À sa manière, Hugh Le Caine procède donc sans doute à la construction d’une géographie personnelle extatique11.
Les expériences illustrées sont-elles entièrement vraies, fausses ou exagérées? Impossible de le confirmer. Nous devons nous fier à ses dires et à ses souvenirs, qui habitent la frontière floue entre fiction et réalité. Mais cela importe peut-être peu : selon la perspective relativiste de Le Caine, cette réalité dépend du point de vue de l’observateur. Celui de Le Caine est donc tout aussi valide que le nôtre. Et ce point de vue est fondamentalement ancré dans la notion de voyage, lui-même d’ailleurs central à la conception contemporaine des processus identitaires.
Le Caine est le parfait sujet postmoderne, lui qui résiste à la fabrication et à la conservation d’une identité fixe, mais veut plutôt vivre et revivre des expériences et multiplier les options offertes au Soi. Son identité multiple se fonde sur une accumulation d’ébauches d’existences : les parties individuelles, fragiles, incomplètes sont structurées par la répétition, l’identité est affermie par leur union. Le collage n’est jamais terminé. Le Caine tend à se penser comme une œuvre in progress, en éternel devenir qui, pour se réaliser dans sa plénitude, doit – à tout prix – rester inachevée.
1 Exception majeure : Blues pour saqueboute, fascinante biographie de Le Caine publiée par la musicienne Gayle Young. Mais elle n’a pas eu accès à certains documents privés.2 Notamment James Joyce et Marcel Proust. Les notes que rassemblait Le Caine en vue de rédiger un jour son autobiographie portent d’ailleurs le nom de Recherches au temps perdu, jeu de mots à la fois sur ses travaux scientifiques et sur ses excès occasionnels de modestie.
3 Martha Langford, Suspended Conversations: The Afterlife of Memory in Photographic Albums, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2001, p. 41.
4 Il est d’ailleurs intéressant de noter la force symbolique du miroir dans les manifestations de la culture homosexuelle de l’époque.
5 Un collage de Robert Mapplethorpe (Bull’s Eye, 1970) met en évidence cette étrange relation aux images, informée par la censure. Voir aussi Outlaw Representation, de Richard Meyer, qui évoque la pratique autrefois commune de censurer les images homoérotiques en retirant ou masquant la partie jugée « obscène » – et le potentiel qu’avait cette pratique d’ainsi « érotiser » la fragmentation.
6 Jonathan Weinberg, Speaking for Vice: Homosexuality in the Art of Charles Demuth, Marsden Hartley, and the First American Avant-Garde, New Haven, Yale University Press, 1993, p. 62.
7 Voir par exemple sa célèbre composition Dripsody [Rhapsodie d’une goutte d’eau] (1955).
8 Peter D. Osborne, Travelling Light: Photography, Travel and Visual Culture, Manchester, Manchester University Press, 2000, p. 184.
9 Ibid., p. 16.
10 Notons l’importance de la motocyclette dans l’iconographie homosexuelle de l’époque : symbole de liberté et de virilité. Mais pour Le Caine, elle est aussi un dispositif expérimental dont la force motrice permet de faire l’expérience de changements de vitesses et de points de vue nouveaux sur la réalité, et dont la force symbolique peut libérer cette potentialité corporelle et cette énergie sensuelle.
11 Peter D. Osborne, op. cit., p. 129.
Alexandre Robertson est artiste et historien de l’art. Il habite à Montréal. Cet essai est un bref résumé de son mémoire de maîtrise, Collage éthique et esthétique : arts, sciences et quêtes d’identités dans les albums photographiques privés de Hugh Le Caine (Université de Montréal, 2006).