Par Serge Allaire
Fréquenter la semaine inaugurale des Rencontres est chaque fois une expérience plutôt frénétique, avec près de cinquante expositions à voir, en incluant les programmes associés, un colloque de trois jours, sans compter les rencontres et débats quotidiens au cours desquels artistes, commissaires et critiques commentent les expositions, et les soirées au théâtre antique. Et je ne parle pas des after hours…1
Cette année, François Hébel, directeur des Rencontres, a choisi d’inscrire ces 4es Rencontres sous le thème du noir et blanc. Partant du constat que depuis la décennie 1990 l’esthétique du noir et blanc a amorcé son déclin pour disparaître pratiquement au cours des années 2000 au profit de la couleur et du numérique, Hébel lance la question : « Quelle place le noir et blanc occupe-t-il aujourd’hui ? Réalisme ou fiction, poésie, abstraction ou pure nostalgie ? » Un peu de tout cela, devra-t-on conclure… Affirmons d’emblée que ni le colloque ni les expositions ne permettent de répondre de manière satisfaisante à cette question ni à ses implications.
Le colloque de trois jours qui modulait la question sous l’intitulé Peut-on penser aujourd’hui encore une esthétique du noir et blanc pour la photographie ? nous a laissés sur notre faim, les commentaires et hypothèses des intervenants nous ayant semblé n’avoir reconduit que des lieux communs. On en retient que l’esthétique du noir et blanc permet une plus grande abstraction, une mise à distance du réel et est l’expression d’une vision poétique du monde dont la couleur viendrait nous distraire. C’est le dogme affiché par Cartier-Bresson depuis les années 1930. Entre la couleur et le noir et blanc, le choix demeure ainsi ultimement une option personnelle éminemment subjective entre les mains du photographe ou de l’artiste. Ce qui manquait dramatiquement dans ce colloque, c’est une réflexion sur les déterminations exercées par l’évolution de l’industrie, de la technologie et du marché sur la place occupée par le noir et blanc aujourd’hui.
Il en allait de même pour les expositions regroupées sous quatre thèmes : Eux, Moi, Là et Album. Au premier abord, le choix de ces thèmes laisse assez perplexe quant à leur apport à la thématique générale. Et le catalogue ne les justifiait guère.
Une réflexion sur la présence du noir et blanc dans la création des jeunes photographes et sur les motifs de leurs choix esthétiques aurait permis d’actualiser le propos. Mais force est de constater la présence ici d’un seul d’entre eux, Pieter Hugo, prix Découverte des Rencontres 2008. Le plus souvent, les expositions consacrées au noir et blanc présentaient l’œuvre de photographes dont la pratique s’inscrivait entre les années 1920 et 1980, de Jacques Henri Lartigue à Sugimoto et Daïdo Moriyama. Cela dit, ces expositions ne manquaient nullement d’intérêt, loin de là, avec un nombre important de rétrospectives, dont certaines majeures. S’il est un mérite à accorder à ces 44es Rencontres, c’est bien d’avoir recentré l’attention « sur la persistance des maîtres du noir et blanc », comme se plaît à le dire Hébel. De fait, de par sa dimension rétrospective, l’évènement de cette année devra être considéré comme un hommage au noir et blanc.
L’importance des rétrospectives. Il faut d’abord signaler la présence spectaculaire de Hiroshi Sugimoto, maître incontesté du noir et blanc, dont c’était la première présentation en France, avec notamment la série Révolution, des années 1980-1990, sur le thème de la mer et de ses vastes horizons, qui a fait sa réputation. Outre Sugimoto, l’on retiendra les rétrospectives consacrées à des photographes tels que Sergio Larrain, Arno Raphael Minkkinen, Gilbert Garcin, Jean-Louis Courtinat et Gordon Parks, premier photographe noir à rejoindre la Farm Security Administration et l’équipe de Life. On se retrouve ainsi devant un éventail assez large de pratiques qui va du document social engagé au photoreportage, jusqu’au photomontage et à l’auto-représentation.
Sergio Larrain, photographe chilien dont c’était la première rétrospective mondiale, fut sans conteste l’enfant chéri de l’évènement grâce au patient travail de recherche mené par Agnès Sire, directrice de la Fondation Cartier-Bresson. L’engouement pour cet artiste se confirme par une autre rétrospective que lui consacre la FCB à Paris cet automne.
S’il est un mérite à accorder à ces 44es Rencontres, c’est bien d’avoir recentré l’attention « sur la persistance des maîtres du noir et blanc », comme se plaît à le dire Hébel. De fait, de par sa dimension rétrospective, l’évènement de cette année devra être considéré comme un hommage au noir et blanc.
L’exposition Doux Amer de Michel Vandan Eeckhoudt se distingue de l’ensemble de ces rétrospectives en ce que le choix d’images qu’il propose est tiré de sa plus récente publication (Delpire, 2013). Photographe belge issu de la tradition du photoreportage, Vandan Eeckhoudt propose un regard pénétrant sur la condition humaine. Au-delà de l’anecdote et du misérabilisme, ses images en noir et blanc reposent sur une vision du monde animal parfois amusée, mais le plus souvent caustique et ironique, et centrée sur la dimension tragique de l’humanité.
Appropriation et détournement des images. Parallèlement à ces hommages rendus aux maîtres, une des thématiques fortes qui peut être relevée est celle de l’importance de la culture de l’appropriation et du détournement de l’image glanée dans les archives, dans les collections ou sur Internet. Problématique forte dont l’intérêt a fait l’objet d’un manifeste en 2011 à l’occasion de l’exposition From Here On et dont on a pu voir un certain nombre d’exemples lors du dernier Mois de la Photo à Montréal. Dans cette perspective, l’exposition À fonds perdus de l’artiste Raynald Pellicer présentait un extrait de la collection d’images regroupées dans un ouvrage publié cette année (La Martinière, 2013) sous le titre Version originale, la photographie de presse retouchée. Cet ouvrage rassemble le fruit de trois années de recherches et d’acquisitions, soit une centaine de photographies de presse publiées entre 1910 et 1970 par des quotidiens américains comme The Chicago Tribune, The Baltimore Sun ou encore The Detroit News. Recadrées, retouchées manuellement à la gouache, à l’encre de Chine ou au crayon gras avant la publication par les illustrateurs, ces images, au-delà des évènements qu’elles montrent, témoignent d’un métier et d’un processus de production de l’image médiatique aujourd’hui disparu, dont Photoshop a pris le relais.
Studio Fouad, Beyrouth, et Van Leo, Le Caire présentait une collection de portraits réalisés par deux des plus importants studios commerciaux du monde arabe aujourd’hui léguée à l’université américaine du Caire. Coloriées à la main, ces images témoignent elles aussi d’un procédé ancien de manipulation de la photographie noir et blanc par la couleur.
Œuvrant également au moyen de collections d’images trouvées, John Stezaker est un artiste britannique associé à l’art conceptuel et au mouvement New Image qui, à la différence de Pellicer, s’intéresse aux photographies trouvées dans les ouvrages d’occasion : portraits de vedettes de cinéma, cartes postales qu’il transforme par des manipulations, des coupes et des collages qui s’apparentent de loin aux montages surréalistes et dont les titres accentuent le caractère d’étrangeté.
La considération de l’archive et de la collection est encore marquée par l’importance accordée à la photographie anonyme dans l’infatigable travail de collectionneur d’Erik Kessel. Tel un ethnologue, Kessel s’emploie depuis plusieurs années à collectionner la photographie d’albums de famille ou de mariage, la photographie amateur ou la photo ratée qu’il publie dans sa propre maison d’édition. Cette année à Arles, c’est sous la forme d’une installation ludique, Album Beauty, qu’il rend hommage à ces anonymes. C’est, écrit-il dans le catalogue, « par un examen minutieux et approfondi de ces albums photos que se révèle incidemment autre chose que la quête de perfection ou de normalité. C’est dans leurs failles que se cache leur beauté ».
Cette tendance forte à l’appropriation, cet intérêt pour l’album se sont trouvé confirmés par l’attribution du prix Découverte 2013 à deux jeunes femmes, Yasmine Eid-Sabbagh et Rosezeen Quéré, qui ont conjointement réalisé une installation intitulée Vies impossibles et imaginaires, au moyen d’images trouvées dans les albums de famille, de photographies fabriquées et d’entretiens sonores. Comme dans un roman, entre documentaire, fiction et théâtre, cette œuvre raconte l’histoire de quatre sœurs palestino-libanaises séparées par le destin puis de nouveau réunies.
Quelques expositions remarquables, bien que totalement excentriques vis-à-vis du thème, sont à souligner, dont celles d’Alfredo Jaar et de Wolfgang Tillmans. L’œuvre d’Alfredo Jaar, centrée sur le statut de l’image dans les médias, se passe de commentaires à Montréal dans la mesure où plusieurs de ses travaux ont déjà été montrés ici au cours des différente Mois de la Photo. Le caractère exceptionnel de sa participation à Arles tenait au fait qu’un choix d’œuvres majeures, extraites de l’exposition rétrospective présentée à Berlin en 2012, y était présenté.
Trois grandes salles des Ateliers étaient réservées à Wolfgang Tillmans qui y présentait des extraits de sa plus récente publication Neue Welt [Nouveau monde] (Taschen, 2012). Le caractère exemplaire de cette présentation tient à la manière propre à Tillmans de confronter les possibilités installatives de l’espace d’exposition à la linéarité de l’espace du livre. Au mur, les images, toutes différentes en termes de dimensions, de types d’accrochage, de sujets aussi bien que de textures, obligent l’observateur à parcourir, comme en effleurant si ce n’est en touchant, la surface du monde. De fait, les défis de cette transposition des images de l’espace du livre à celui de l’exposition sont suffisamment riches pour constituer en soi un excellent thème pour de futures Rencontres.
Si le traitement réservé au thème principal de cette année nous est apparu décevant à plusieurs égards, l’évènement a toutefois le mérite, en plus des hommages rendus au noir et blanc, de nous offrir un aperçu des tendances fortes des pratiques actuelles. Nous l’avons souligné au passage, plusieurs des expositions sont inspirées de publications ou d’expositions récentes. D’autres proposent également un nouveau regard sur l’histoire de la photographie, comme l’exposition consacrée à Jacques Henri Lartigue. Organisée en collaboration avec la Donation Jacques Henri Lartigue et Maryse Cordesse sous le titre Bibi – du nom de sa première épouse –, l’exposition se centre sur la production des années 1920. Les histoires de la photographie nous ont habitués à apprécier les images de Lartigue à la pièce, pour leur qualité d’instantané. Ici l’exposition met en contexte la mise en forme de ces images accumulées, comme un journal de la vie quotidienne, un album dont il remanie constamment l’organisation, jouant à l’écrivain qui réinvente sans cesse sa trame narrative. La valeur de l’exposition tient au fait qu’elle met en perspective la dimension narrative et autobiographique de l’œuvre.
Éclectiques certes, Les Rencontres d’Arles 2013 avaient ainsi pour mérite de nous proposer une multiplicité de points de vue, sans égard aux hiérarchies.
Serge Allaire détient une maîtrise en Études des arts de l’Université du Québec à Montréal où il enseigne l’histoire de l’art et l’histoire de la photographie. Commissaire d’exposition, chercheur, ses publications sont consacrées à la photographie, aux problématiques de l’art et de la culture de masse et à l’analyse des discours.