[Automne 2013]
Par Élène Tremblay
Dans sa trilogie du Web – réunissant trois films RIP in Pieces America, Pieces and Love All to Hell et Big Kiss Goodnight (2009-2013) –, Dominic Gagnon trouve dans Internet, un territoire qu’il décrit comme une grande « cinémathèque », des extraits vidéo qu’il recombine dans des films de montage afin de réaliser comme il le dit lui-même « des films sur des gens qui se filment ». Par cette appropriation, il redéfinit ce que peut devenir le found footage film à l’ère du Web, tout en problématisant la question de l’auteur et celle de l’exposition de soi sur Internet.
Sans caméra et à distance, Dominic Gagnon adopte la posture de l’observateur caché, du témoin inquiet et du nomade amusé, visiteur étranger aux mondes qu’il parcourt. Dans une approche qui est tout à la fois postmoderne et ethnographique et qui porte les traces de l’influence situationniste, il réussit à saisir le caractère paradoxal de la mise en spectacle de soi-même par des sujets qui utilisent YouTube pour décrier avec véhémence le contrôle de la société où ils évoluent.
La pratique du détournement qui traverse l’œuvre de Gagnon, définie pour la première fois par Debord en 1959, est une démarche de réappropriation critique des discours existants dans un contexte d’exhibition et de spectacle généralisé. « Le détournement comme négation et comme prélude 1» chez Debord visait, par un effet miroir, à montrer l’instauration en mythe du système capitaliste soutenu par les puissantes machines à images que sont la publicité, le cinéma et la télévision. Dominic Gagnon, quant à lui, dans sa trilogie du Web, rend compte du passage récent de la production d’images publicitaires par la machine capitaliste à la production d’images par le sujet lui-même qui effectue volontairement sa propre mise en spectacle.
Aujourd’hui YouTube, en tant que nouvelle machine à images transforme le présent en spectacle, les gens y archivent leurs gestes et leurs paroles conservés numériquement dans de lointains serveurs. Musée du présent, You Tube est un espace d’exhibition « libre », sans le tri ni la médiation des conservateurs de musée, où l’expression de tout un chacun peut se retrouver instantanément exposée. L’archive « spectaculaire » de YouTube se déploie de façon organique et exponentielle, au gré des désirs de ses usagers. Espace d’autopublication, il recèle de nombreuses heures de spectacle de l’ordinaire et quelques moments extraordinaires. Dans cet océan de banalités, on retrouve parfois des expressions et prises de parole singulières que Dominic Gagnon, intéressé par les discours de la marge et de la résistance, s’est appliqué à excaver par un long travail de recherche.
Pour cette trilogie, sa recherche par mot-clé spécifique (martial law) l’a ainsi mené à suivre pendant de nombreux mois des « survivalistes », « preppers » et autres personnes se sentant menacées aux États-Unis et qui livrent à la caméra des messages alarmants sinon délirants sur les divers fléaux qui selon eux menacent la société américaine, et sur les moyens de s’en protéger. Leurs discours portent le plus souvent sur la menace que représenteraient les grandes corporations « conspirationnistes » et le gouvernement Obama pour les libertés individuelles protégées par le second amendement et préconisent, entre autres, l’usage des armes à feu comme solution à ces « menaces ». Comme YouTube encourage ses usagers à dénoncer les abus verbaux et les propos inappropriés, les vidéos de ces survivalistes se retrouvent rapidement censurées et retirées de YouTube (flagged). En les découvrant avant qu’ils ne disparaissent et en les copiant, Gagnon sauve ainsi du néant et de l’oubli ce found footage qu’il requalifie avec justesse de Saved footage.
Leurs auteurs ayant abandonné leurs droits à YouTube, et YouTube ayant jeté les vidéos à la poubelle, à qui appartiennent donc ces copies sauvegardées, se demande l’artiste. Exploitant les failles légales et le flou juridique ainsi que le désir de célébrité des personnes qui s’y autoreprésentent, Dominic Gagnon met à l’épreuve les limites légales et morales de l’appareil YouTubien. La sauvegarde et la présentation de ces vidéos dans de nouveaux contextes ne prolongent pas seulement le désir d’être entendus de leurs auteurs mais transforment leurs discours en ready-made par les gestes d’appropriation et de déplacement qui sont propres à l’art postmoderne.
Cette exposition de soi immédiate que permettent la webcam et YouTube produit, comme Hal Foster le décrit en parlant du sujet postmoderne, un « sujet suspendu entre la proximité de l’obscène et la séparation du spectaculaire2 ». L’effet de proximité de la vidéo d’exposition de soi sur YouTube crée l’illusion d’un rapport en face à face avec son auteur – un spectateur devant son écran interpellé par un individu devant sa caméra. Cette adresse paraît quasi directe, sauf qu’ici, Dominic Gagnon s’est inséré entre l’émetteur et le récepteur pour modifier la trajectoire du message, la destinant à d’autres publics.
Ce que ces survivalistes, catastrophistes ou « preppers » exhibent en tournant la caméra Web vers eux-mêmes relève de l’« abjection », c’est-à-dire de la projection hors de soi – ici par le discours transgressif – de ce qui est menaçant. Ce qui les rend anxieux est la crainte de voir leur espace privé et leur autonomie menacées. Ce monde qu’ils décrivent comme apocalyptique et rempli d’une multitude de menaces n’est peut-être pas tant extérieur qu’intérieur si on se réfère à la définition que donne Julia Kristeva de l’abjection3. Tous ces cris d’alarme, prophéties et insultes que rassemble la trilogie de Gagnon tentent de nommer l’Autre, l’ennemi. Ils ont prévu que dans les premiers 24 hres, ils devront tuer beaucoup d’entre nous. Préparez-vous à la fin du dollar, préparez-vous à avoir faim, préparez-vous à avoir peur !4 Soy will raise the level of oestrogen in a time where we need men to be men and women to be women. Apathetic sissies!5
Emporté par le désir effrené de la mise en spectacle de soi, Joe, dans Big Kiss Goodnight (2013 – work in progress), se laisse emporter dans des envolées lyriques, hausse le ton, déclame, devient théâtral. They’re poisoning the water! I don’t need to have a PH freecking D and an MBA, an AEAA and a TESA, a master’s of this or a master’s or that! Just common sense people!
Ce sentiment de peur et de perte de pouvoir, ressenti à divers degrés en ces temps de scandales bancaires, écologiques et de mondialisation, se transpose ici de façon excessive et distordue dans la fabrication de mythes conspirationnistes et dans un appel à un regain de pouvoir par les armes et les stratégies de survie. Look out your door and see that the world is fucked!6 L’adhésion du spectateur à certains aspects des discours des protagonistes, tels que les critiques des pouvoirs boursiers et des intérêts financiers dont les effets néfastes sont reconnus par tous, devient malaisée lorsque ces propos prennent une tournure délirante, raciste et obscurantiste. If somebody calls you a racist it’s just a word.7 Nous sommes alors voyeurs, devant le spectacle fascinant des zones troubles de l’esprit humain et des méandres où celui-ci s’engage avec conviction. En collectionnant, choisissant, réunissant ces discours, Gagnon invite le spectateur à une difficile relation éthique à cet autre vociférant, intimant et anxieux.
Dominic Gagnon réussit à saisir le caractère paradoxal de la mise en spectacle de soi-même par des sujets qui utilisent YouTube pour décrier avec véhémence le contrôle de la société où ils évoluent.
Il est important de considérer cette trilogie du Web dans l’ensemble de la démarche de Dominic Gagnon qui révèle avec constance le caractère inquiétant de cette incarnation de la vision debordienne de la société du spectacle. Avec The Matrix (2003), il détournait des caméras en salle de montre chez Sony à Berlin, pour tourner des clips documentaires des clients et du magasin, qu’il rediffusait sur les moniteurs en vente dans le magasin et qu’il refilmait plusieurs fois jusqu’à leur dégradation complète. Son dernier film, Society space (2013),8 détourne et réemploie l’œuvre même de Debord dont il ne conserve de La Société du spectacle que la bande sonore légèrement abrégée pour lui adjoindre de nouvelles images actuelles – images de synthèse, de jeux vidéo, de téléréalité, Second Life, etc. – qui viennent démontrer et soutenir toute l’acuité et la pertinence des thèses debordiennes, celles-ci semblant se matérialiser avec d’autant plus de force aujourd’hui. « Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation9 », scandait Debord.
Les protagonistes de cette trilogie du Web, en tournant leur webcam vers eux, participent du système panoptique de contrôle qu’ils dénoncent et exposent leur performance au regard et au jugement de tous. Ce faisant, ils s’offrent comme chair et matière de la machine spectaculaire et se font les héros des récits démagogiques qu’ils élaborent et dont Dominic Gagnon devient le témoin actif.
1 Guy Debord, Internationale situationniste, n° 3, décembre 1959 repris dans Internationale situationniste, Paris, Fayard, 1997, p. 78.
2 Hal Foster, Le retour du réel, situation actuelle de l’avant-garde, éd. La lettre volée, traduit de l’anglais par Yves Cantraine, Frank Pierobon et Daniel Vander Gucht, 2005, p. 273. Paru originalement sous le titre The Return of the Real, MIT Press, 1996.
3 « Il y a, dans l’abjection, une de ces violentes et obscures révoltes de l’être contre ce qui le menace et qui lui paraît venir d’un dehors ou d’un dedans exorbitant, jeté à côté du possible, du tolérable, du pensable ». Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, éditions du Seuil, collection Tel Quel, 1980, p. 9.
4 Extrait de RIP in Pieces America.
5 Extrait de Pieces and Love All to Hell.
6 Idem.
7 Idem.
8 Remake de 60 minutes du film de Debord qui, lui, durait 88 minutes.
9 Extrait de La Société du spectacle, film de Guy Debord, 1973.
www.cinematheque.qc.ca/fr/programmation/projections/cycle/
www.dominic-gagnon-data-et-la-trilogie-du-web
Élène Tremblay est professeure adjointe au Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal depuis 2011. Elle a obtenu sa maîtrise en arts visuels de l’Université Concordia à Montréal (1996) et un doctorat de l’Université du Québec à Montréal en études et pratiques des arts (2010). Elle a publié en 2013, L’insistance du regard sur le corps éprouvé, pathos et contre-pathos, aux éditions Forum, Udine, Italie.