[Automne 2012]
Pierre Blache
Non loin de Chandigarh
Occurrence, espace d’art et d’essai contemporains, Montréal
Du 21 janvier au 2 mars 2012
Pour Pierre Blache, « l’acte photographique a toujours été lié au nomadisme ». Ce nomadisme s’accommode de la proximité autant que de l’éloignement, alors que son intérêt constant pour la repré-sentation du paysage peut se traduire par de minuscules jardins captés au gré de déambulations urbaines (Jardins du Plateau, 2008) ou par des sites inédits saisis lors de voyages à l’étranger. Sa plus récente exposition présentée à Occurrence est d’ailleurs le fruit d’un périple de six mois en Inde effectué en 2010, où cette fois le territoire physique fait une plus grande place aux individus qui l’habitent. C’est une exposition en forme de carnet de voyage composée de photographies, de vidéos et de sons où la quête de soi fait preuve d’un dialogue fécond avec l’inconnu, d’une rencontre sensible avec l’Autre. À défaut de comprendre les rouages complexes d’un pays des plus éclectique et énigmatique, Pierre Blache s’est laissé guider par le hasard des promenades et des rencontres, et a cherché ici à mettre en relief les multiples sensations qui l’ont nourri au cours de son long séjour en terre indienne. De cet univers aux cultures riches de contradictions, ce sont donc des couleurs, des textures, des visages, des gestes, des lectures, l’atmosphère des ruelles et des chambres d’hôtel auxquels l’exposition Non loin de Chandigarh nous convie. Il y a d’abord chez Blache une volonté de se tenir au plus près de ses sujets, comme dans cette série de sept portraits de jeunes commerçants captés de la rue, en plan rapproché, postés à proximité de leur minuscule et colorée échoppe d’artefacts. Tous possèdent une certaine candeur, fixant ou non l’appareil photo, se prêtant au jeu du photographe avec ses angles de vue complices. Ailleurs, ce sont des gros plans photographiques sur de frêles mains et pieds, appartenant à ce que l’on croit être des moines vêtus de leur chape blanche. Gros plans sur des gestes d’une touchante simplicité dont le caractère expressif, anonyme et intime accentue la forte charge symbolique. Même approche dans le diptyque Bhopal III, où l’image d’un enfant aux pieds nus se déplaçant avec un (trop) gros tambour dans les bras, avoisine celle d’un animal couché au sol, une main tatouée sur son flanc.
Avec l’acuité visuelle à laquelle il nous a habitués, Blache s’attarde aux détails, capte les signes évocateurs qui se profilent à la surface des choses et provoque ici des filiations tant conceptuelles que poétiques. Le second diptyque de la séquence suit cette même logique. Dans Pondichéry, un close up d’extraits d’un roman cohabite avec la très belle image d’une silhouette de moine sur une route baignée de faisceaux lumineux, enveloppant la scène d’un voile occulte. Certes, l’exposition est teintée de l’aura mystique qui colle à cette partie du monde. Mais c’est dans la mise en exposition, dans la façon d’occuper l’espace que les œuvres traduisent le mieux l’esprit des lieux et l’expérience personnelle du photographe. Blache a fait le choix judicieux d’un nombre restreint d’œuvres, d’un accrochage sobre et d’un type d’encadrement significatif pour ses photographies. De fait, l’épaisseur des cadres en forme de boîte-écran et l’absence de vitres exacerbent et rendent plus palpables les couleurs et les textures des images. Quant à la série des portraits et celle des gestes, leur format réduit accentue le cadrage serré des sujets, font figure de petits tableaux, comme des fenêtres ouvertes sur le quotidien des gens.
En contrepartie, une photographie de grande dimension tapisse le mur du fond de la galerie. Bhopal 1 illustre la partie haute des murs d’une chambre d’hôtel où sont suspendues une photographie de Gandhi et celles de déesses indiennes (Blache a d’ailleurs reproduit l’accrochage incliné des cadres sur sa propre série de portraits). Figures sacrées, patine des murs et décoration défraîchie de la pièce rendent compte de la modestie des lieux et des rituels d’un peuple, donnant ainsi le ton au projet photographique de l’artiste. Non seulement l’effet mural de l’œuvre parvient à envelopper l’espace d’exposition (comme le fait également une dis-crète trame sonore), mais l’ensemble du dispositif de présentation réussit fort bien à transposer la matérialité, voire la « couleur » du territoire indien, à entretenir ici un contexte de dépouillement et d’intimité, intégrant inévitablement le spectateur au cœur même du périple du photographe. À cela s’ajoute la présence tacite de ce dernier qui transparaît non seulement dans sa proximité avec les gens mais aussi dans les chambres d’hôtel qu’il a fréquentées ou dans un livre de chevet au pied d’un lit défait (Kaniakumari), comme autant de traces du cheminement intérieur qui a guidé l’artiste au cours de son trajet.
La vidéo présentée au sous-sol de la galerie demeure toutefois un des moments forts de l’exposition. Des sites topographiques d’Asie du Sud-Est saisis en plans fixes et à très longue distance focale se succèdent à l’aide de fondus enchaînés et en boucle. De minuscules personnages s’y meuvent silencieux et avec une extrême lenteur, captant littéralement l’attention par leur pouvoir hypnotique. Dans la lignée de ses précédents projets vidéographiques, Blache exploite les effets de suspension et de temporalité de l’image accentuant ici le rapport d’échelle qui s’établit entre l’être animé et l’environnement démesurément grand dans lequel il évolue. Si ces plans éloignés contrastent avec la proximité des sujets photographiés, ils ont en commun le mérite de solliciter une lenteur du regard mais surtout de relativiser la place de l’humain dans l’immensité de son territoire. En s’engageant avec sérénité sur la voie de l’Autre, Pierre Blache apporte bel et bien une sensibilité nouvelle à sa réflexion, qu’elle soit d’ordre philosophique ou photographique.
Mona Hakim est commissaire d’exposition, historienne de l’art et critique. Elle est l’auteure de nombreux opuscules, monographies d’artistes et textes de catalogues. Son champ d’intérêt porte sur la photographie contemporaine et actuelle. À titre de commissaire, elle a réalisé plus d’une quinzaine d’expositions solos et collectives, ici et à l’étranger. Elle enseigne l’histoire de l’art et l’histoire de la photographie au cégep André-Laurendeau (Montréal).