L’affabulation s’oppose-t-elle toujours à la vérité ? Ou tend-elle à devenir une composante inhérente du réel, à s’y fondre, à s’y superposer …jusqu’à le façonner en retour ?
La récente affaire Bugingo – ce journaliste montréalais qui aurait inventé une série de faits et de situations pour rendre plus attrayants ses reportages sur des événements politiques de la scène internationale – est révélatrice à sa façon du statut actuel de l’information dans nos sociétés. Les très grandes libertés prises par le journaliste relèvent d’une véritable mythomanie, tellement ses inventions apparaissent, après-coup, énormes et flagrantes. Ces comportements s’étant déroulés sur plusieurs années, on peut se demander pourquoi personne n’a sonné plus tôt la sonnette d’alarme. Qu’en est-il alors de la vérité et de l’objectivité quand l’illusion est collective ? Manifestement le journaliste s’est laissé emporté par ses succès auprès d’un public réfractaire aux nouvelles internationales, en se créant peu à peu une vie de grand reporter. De tels débordements sont symptomatiques du devenir de l’information dans une culture où le spectaculaire, l’immédiat et le « ressenti » font pression sur les valeurs d’objectivité qui fondent la déontologie journalistique. La chronique, l’essai, le point de vue, jusqu’au vécu et aux émotions du journaliste sur le terrain, envahissent de plus en plus une information réduite à des fragments que l’on reproduit ad nauseam. L’éthique journalistique se réfugie alors dans le reportage d’enquête, où elle se voit progressivement couper les vivres.
L’image numérique joue un rôle pivot dans cette redéfinition du statut de l’information. Le téléphone intelligent crée le journaliste-citoyen, ce pourvoyeur d’images prises sur le vif dans les lieux et dans les moments où la couverture journalistique est insuffisante. Les réseaux sociaux surtout permettent la circulation rapide d’une quantité infinie d’images qui contribuent à la multiplication des points de vue et à la nature de plus en plus parcellaire de l’information. L’image joue cependant d’équivoque : toujours chargée de son poids de réel mais désormais lestée d’un doute en raison de son caractère manipulable. C’est peut-être ce qui oblige à sa constante réitération. Il se produit ainsi beaucoup d’images. Pour l’essentiel, ce sont au fond toujours les mêmes images, des images qui non seulement redoublent le monde, mais se redoublent aussi elles-mêmes. De telles images n’informent plus, elles témoignent simplement d’une compulsion. Ce que disent aujourd’hui tous les selfies et toutes les formes de téléréalité qui composent l’ordinaire des nouvelles formes de la médiatisation, c’est le désir d’un surplus d’être. Nous ne voulons pas que l’image nous informe sur le monde ou même qu’elle puisse nous apprendre quelque chose sur nous-mêmes. Nous voulons que l’image soit à notre image, qu’elle nous magnifie et qu’elle nous permette d’accéder pleinement à la sphère des images. Tout comme notre état de touriste demande de retrouver dans le monde réel la reproduction exacte des images d’épinal que l’on s’en fait ou que l’industrie culturelle et touristique nous a fabriquées.
Jacques Doyon