Raymonde April, Near You No Cold – Anne-Marie Proulx

[Automne 2015]

Galerie Donald Browne, Montréal
Du 7 mars au 11 avril 2015

Centre d’art et de diffusion Clark, Montréall
Du 13 mars au 26 avril 2015

Par Anne-Marie Proulx

Raymonde April nous a habitués à un travail photographique élaboré à partir de sa vie, avec des vues prises au fil de ses déplacements et parsemées des ambiguïtés de ses parcours intimes. Son séjour récent en Inde n’aura pas tant transformé son approche de la photographie qu’il aura parfumé son univers d’ambiances étrangères, en plus d’y inviter de nouveaux figurants. Quatre mois et demi passés à Mumbai se retrouvent distillés dans une sélection d’images qui se chevauchent en deux temps et deux espaces : une première partie, Near You, accueillie par la Galerie Donald Browne, et la suivante, No Cold, présentée par le Centre d’art et de diffusion Clark.

Near You – une histoire de proximité s’esquisse fragment par fragment. Les photographies qui composent cette première partie décrivent des détails de l’appartement occupé par l’artiste lors de sa résidence1. Différents angles de l’espace intérieur sont tour à tour captés, donnant l’effet d’une observation lente des choses et des mouvements tranquilles qui l’habitent. Y apparaissent les indices d’odeurs, de lumières, de courants d’air chaud qui, de passage dans l’appartement, embrassent le quotidien.

Ici, une nature morte composée des restes d’un repas transporté dans un dabba, une boîte à lunch indienne. Juste à côté, un autre repas se prépare : plan serré sur les gestes d’un homme, assis sur le plancher, sur lequel repose aussi une planche à découper, puis un couteau. L’homme entasse dans sa main une dernière poignée de fèves vertes coupées en rondelles. Les petits morceaux trouvent un écho dans une envolée de pigeons, sur la photographie voisine. Les scènes se suivent et se répondent, mais sans ordre véritable, évoquant davantage les routines de la vie quotidienne qu’une histoire avec un début et une fin.

Des vues de l’appartement se succèdent et révèlent des indices laissés par ceux qui l’habitent. On verra de nouveau les mains de cet homme qui préparait le repas, occupé cette fois à consulter un dictionnaire. Plus loin, on pourra l’épier alors qu’il est étendu sur un lit d’appoint dans la cuisine ensoleillée. On aura l’illusion de pouvoir mieux l’observer, pour réaliser à son approche qu’un léger bougé a tout dédoublé dans l’image, et qu’il est impossible d’en saisir des contours exacts.

D’autres détails de l’appartement dessinent les contours de cette présence humaine : un petit lit a gardé les traces d’un corps, une chemise est pendue à un crochet, les restes d’un goûter traînent sur une table, de la vaisselle a été laissée à sécher. Certains sujets sont récurrents, et témoignent des gestes simples qui façonnent la vie dans cet espace clos. Dans un coin de l’appartement, une lumière diffuse se faufile sous un rideau fermé. Rideau ensuite levé à mi-hauteur, laissant entrevoir la façade du bâtiment voisin. Une fois la vue complètement dégagée, des rayons viennent tracer un trapèze sur le rebord de la fenêtre. Poésie du temps qui passe, mais aussi d’une communication qui se fonde moins sur les mots que sur les gestes et les regards.

Au fond de la galerie, dans le passage menant au bureau, un autoportrait de l’artiste de profil invite le regard vers cet autre espace. S’y trouve, cachée derrière une cimaise, la seule photographie révélant les traits de cet homme sur qui l’objectif se pose toujours avec douceur. En plaçant ainsi cette œuvre à l’écart, la galerie ajoute physiquement une nouvelle cloison à l’espace représenté, participant avec les images à l’impression d’intimité de l’habitation. L’homme y repasse un vêtement, au ras de la fenêtre, caressé d’une belle lumière presque hollandaise. La fenêtre est entrouverte, et ventile paisiblement le logement, comme le font pour la série d’images ces quelques photographies de paysages. Ces vues sur l’extérieur apparaissent tels des indices des sorties de l’artiste dans la ville, mais aussi de son retour incessant à l’appartement comme le sang qui circule pour toujours revenir au cœur.

No Cold – chaud ce sang qui afflue, telle une machine qui doit toujours rester en marche, telle la ville qui s’active éternellement. Cette seconde partie nous transporte à l’extérieur de l’appartement, en suivant les parcours de l’artiste dans la mégapole.

Une vidéo tourne en boucle et prête sa trame sonore à toute l’exposition : klaxons, croassements de corneilles, murmures de passants et autres bruits citadins, ceux-ci ne variant qu’en intensité. La séquence tangue entre des scènes chargées visuellement et d’autres, plus contemplatives : faisant suite aux remous visuels et sonores d’une rue bondée, un nouveau plan examine des fils d’araignée qui ondulent au vent, et les klaxons et les croassements ne sont plus que des réverbérations lointaines.

Formant sept séries installées aux murs de la galerie, de grandes photographies sont suspendues les unes par-dessus les autres, de façon à inviter les visiteurs à s’en approcher et à les soulever pour regarder les suivantes. Telles les pages d’un livre ou les plans d’un film, les successions d’images forment des narrations à partir d’un même sujet. Ainsi, un temple de fortune installé le long d’une rue passante fait l’objet de quatre des séries : l’artiste y observe à différents moments les changements de lumières et les mouvements des gens – elle les regarde de loin, de près, les suit brièvement, les saisit au passage pour mieux les laisser poursuivre leur chemin. Sur le mur voisin, les trois autres séries montrent une femme qui alimente un brasier avec des bâches de plastique, générant ainsi une fumée grise dans laquelle se mélangent les rayons orangés du soleil indien.

Dans la vidéo comme dans les photographies, les déplacements de l’artiste amènent à considérer les activités du quotidien des gens qui transitent ou travaillent dans différents endroits de la ville. À leur insu ou avec une discrétion remarquable, l’artiste saisit des images d’eux alors qu’ils continuent de vaquer à leurs occupations, offrant parfois un sourire au passage. Ces images, elle les rapporte avec elle jusqu’à son atelier, dont elle fait une huitième série. Présentées sous forme de livre déposé sur une structure basse, il faut non seulement toucher les photos, mais aussi se pencher sur elles pour bien les considérer. Ce dernier ensemble présente différentes vues de l’atelier et de son quartier, Mazgaon. Après leur naissance dans l’espace intime de l’appartement ou au fil des errances de l’artiste, c’est par cet espace de travail que ses photos ont transité, pour finalement se rendre jusqu’à nous.

Raymonde April incite les visiteurs à faire comme elle : errer au travers des images et les laisser nous toucher. Lors de ses promenades anonymes, mais aussi à l’occasion de ses rencontres avec les gens, c’est en toute modestie qu’elle s’imprègne des ambiances et crée des liens. Parmi les sons et les bruits qui l’entourent, on peut facilement manquer de distinguer son silence à elle. La seule fois qu’on entend sa voix, c’est qu’elle rigole au moment de filmer son ami qui fait danser un pain sur la flamme du poêle. Et sur le sourire chaleureux qui lui répond, on peut presque lire les mots : near you, no cold.

1 Raymonde April a bénéficié en 2012 de la résidence de recherche et de création à Mumbai, soutenue par le Conseil des arts et des lettres du Québec.

 
Avec une pratique qui fait se croiser les mots et les images, Anne-Marie Proulx est une artiste, auteure et chercheuse qui s’intéresse à l’ambiguïté des histoires. En explorant les imaginaires de l’archive et de la photographie, elle concentre ses recherches sur les liens d’appartenance qui se créent autour d’un territoire ou d’une communauté. Elle vit et travaille à Québec, où elle est directrice artistique de VU, centre de diffusion et de production de la photographie.

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