[Automne 2005]
par Jacques Doyon
Ce numéro traite de nos façons d’appréhender la ville contemporaine, de la représenter et d’y agir. Toutes caractérisées par la présentation d’une multiplicité de points de vue et l’inscription en leur sein même du processus d’observation, les œuvres ici réunies rendent compte de différents aspects d’une urbanité qui se transforme de façon fondamentale. Certains enjeux de la fabrication de la ville et de son impact sur nos comportements se déclinent ici sous des aspects singuliers.
Prospectus, de SYN– atelier d’exploration urbaine, propose de considérer la ville souterraine de Montréal comme un « hyperbâtiment » : fusion de l’immeuble et de la ville, dans la lignée des projets de « villes-bâtiments » utopiques qui ont marqué le xxe siècle. Se constituant en une sorte d’escouade, les membres du groupe expérimentent, par une série d’actions soigneusement documentées, les comportements possibles en ces lieux. Toute la gamme des gestes liés à la consommation de biens ou de produits culturels, au transit, au repos et à l’observation défile alors, troublée seulement par quelques scènes – liées au jeu notamment – apparaissant plus incongrues. La dimension publique de cette « ville intérieure », qui s’apparente à un mégacomplexe commercial et culturel combinant accès aux immeubles à bureaux et au métro, apparaît ainsi comme un enjeu: un espace de liberté à investir, à réclamer. Cette question, SYN– la pose directement aux usagers en intégrant quelque 1500 images de leurs actions, diffusées en boucle par une série de moniteurs vidéo, dans un des corridors de leur site d’exploration.
La série de montages photographiques de Pierre Granche a été réalisée en 1997, juste un peu avant sa mort. Une figure de flâneur (flâneuse), portant un miroir sur son dos, nous sert de guide dans la densité architecturale de Prague. Le miroir est un motif récurrent de la série. À la fois outil pour la vision, simple reflet dans une vitrine et élément utilitaire dans la ville, il devient le pivot d’un jeu sur les reflets et les trouées qui multiplie et conjugue les points de vue. Tout dans cette oeuvre est affaire de regard: diverses solutions de percement des fenêtres dans une masse architecturale, puits de lumière, longues perspectives sur une gare ou une route serpentant entre des murs aveugles. Ce regard se trouve encore démultiplié par la combinaison des images, qui fait se croiser le moderne et l’ancien, le fonctionnel et l’ornemental, offrant ainsi une ouverture sur la densité spatiale, architectonique et temporelle de la ville.
Cam Work, de Cheryl Sourkes, aborde la réalité urbaine par le relais de caméras transmettant leurs images en direct sur le réseau Internet. Ces caméras, qui servent le plus souvent à la surveillance, véhiculent une vision fondamentalement répétitive et ennuyeuse de la ville et des comportements. Sourkes en établit une sorte de typologie: places touristiques, lieux de travail, réseaux de transport, lieux de rituels, etc. Ces images présentées en séries tendent à démontrer une indifférenciation progressive des vécus à l’échelle de la planète. D’autres séries troublent cependant cette monotonie. Ainsi Interference rend manifeste la présence de la caméra en présentant toute une série d’images altérées par des obstacles ou des accidents, tandis que Convenience Cams perturbe le réalisme de ces images, en invitant un ami à s’introduire dans le champ de la caméra de surveillance. Ces travaux de Cheryl Sourkes rendent manifeste la présence grandissante dans les lieux publics d’un regard omniprésent qui exerce un contrôle latent sur nos vies et qui, de pair avec le phénomène de la télé-réalité, favorise une intériorisation des modèles de normalité.