[Printemps 2001]
par Luc Lévesque
Au moment où nous sommes entraînés dans une course de plus en plus accélérée des technologies de virtualisation, certains peuvent être tentés de croire que des voies d’expression comme la photographie ou le jardin sont dépassées, qu’elles constituent chacune à leur manière les vecteurs d’une certaine quête nostalgique, tentatives de figer le temps pour l’une ou de le parcourir à rebours en recréant un hypothétique paradis perdu pour l’autre. Or, bien sûr, il n’en est rien. Photographie et art des jardins, alimentés par les questionnements qui accompagnent les mutations technologiques contemporaines, semblent à l’inverse constituer des vecteurs d’exploration on ne peut plus pertinents face aux enjeux actuels. Dans un monde obnubilé par la consommation évanescente des images, la fixation photographique du regard permet justement de s’attarder à ce qui échappe au spectaculaire, à ce qui dans le visible appelle une expérience sensorielle outrepassant l’hégémonie du visuel. C’est par ailleurs précisément cette dimension à la fois concrète et fuyante qui caractérise le travail de médiation avec le vivant mis en branle par l’art du jardin. Que l’on tente de contraindre le jardin à des formes idéalisées et figées, il reste néanmoins assujetti aux processus de transformation et à l’entropie qui s’activent pour en brouiller l’image. Apprendre à décoder ce brouillage relatif comme le matériau même d’une esthétique actuelle appelle un regard différent sur le réel, un regard qui scrute la fugacité et l’apparente insignifiance des choses pour en extraire de nouvelles possibilités de vie, de nouvelles pistes de création.1
La photographie a joué sur ce plan un rôle déterminant pour l’exploration d’un imaginaire spécifique à la mouvance du 20e siècle. Son rapport à l’art du jardin est à cet égard particulièrement révélateur. Si la photographie contribue en scrutant le passage du temps à prolonger la portée historique de l’éphémère comme objet de réflexion, elle sert aussi d’outil de travail pour le paysagiste dans sa relation à l’espace, au mouvement et à la transformation végétale. Le médium photographique participe ainsi substantiellement dès la fin du siècle dernier au développement de la création paysagère. Mentionnons, par exemple, le rôle crucial de diffusion et de catalyse qu’a joué la photographie pour l’histoire du jardin moderne lors de la fameuse exposition parisienne des arts décoratifs de 19252 ou l’usage documentaire et autoanalytique important que firent de la photographie des créateurs de jardins aussi différents que Gertrude Jekyll (1843-1932) ou Achille Duchêne (1866-1947).
On ne peut par ailleurs traiter de la relation photographie-jardin sans aborder un peu plus à fond la notion de paysage. À la fois construction culturelle du regard et façonnement in situ du cadre de vie, le paysage constitue, bien entendu, un concept clef pour penser photographie et jardin. La plupart des commentateurs s’entendent pour faire correspondre la naissance du paysage occidental avec « l’invention de la fenêtre » en peinture3. La veduta cadrant une campagne dominée par le regard du citadin marquerait ainsi l’émergence, aux 14e et 15e siècles, d’un nouveau rapport au monde correspondant à la centralisation des monarchies, à l’apparition de la bourgeoisie et au développement des villes. La distanciation du regard afférente à ces transformations rend possible la consommation de l’espace comme paysage-spectacle. Le modèle du regard panoramique cherchant le contrôle et l’unité semble ainsi avoir marqué la culture paysagère naissante pour se perpétuer sous différentes manifestations jusqu’à l’époque actuelle. Cette vision totalisatrice qui sous-tend les discours prônant « l’intégration » et l’homogénéité n’est par ailleurs pas la seule perspective léguée par l’histoire du paysage occidental.
Une autre forme générique de représentation paysagère, découlant d’une logique qui diverge du point de vue fixe et dominateur associé au panorama, est apparue au 18e siècle sous la figure de ce que Michel Conan désigne comme « le paysage palimpseste ». Cette vision dont les prémisses se retrouvent notamment dans la pratique du « voyage pittoresque » amorcée au 18e siècle par William Gilpin aurait comme trait marquant de procéder « d’une recomposition imaginaire à partir d’un ensemble d’observations fragmentaires4». Bien que l’idée d’unité soit toujours posée ici en filigrane, celle-ci n’est plus le fait d’une appréhension unique et directe, mais est plutôt issue du réassemblage des images mentales captées par le promeneur. Cette nouvelle captation paysagère opérée dans la mobilité annonce la révolution industrielle qui verra naître notamment la photographie et tout un imaginaire artistique exploitant les potentiels d’un regard fragmenté. Mais qu’en est-il aujourd’hui du regard, au moment où les grandes perturbations du monde industriel tendent à être remplacées par les avancées troublantes d’une technoscience du microscopique et au moment où vitesse extrême et inertie tendent souvent à se confondre ? Au delà du fragment, nous serions peut-être passés au stade d’une condition de pulvérisation potentielle du regard requestionnant les bases du concept de paysage en Occident.
Élevage de poussière, la fameuse photographie que réalisa Man Ray en 1920 d’un détail du Grand verre (1915-1923) de Marcel Duchamp prend ici une valeur anticipatrice particulièrement riche en évocations. Sur cette photo, le Grand verre, que l’on peut mettre en parallèle à la « fenêtre » paysagère occidentale, devient une topographie abstraite où le traitement différentiel des accumulations de poussière se combine à une géométrie énigmatique de tracés. Le regard oublierait ici pour un temps le paysage vu « par la fenêtre » pour toucher aux processus colonisant l’interface qu’elle constitue. Oscillation de l’optique à l’haptique, l’infime y bascule dans un incommensurable qui attise les parcours de la pensée. En s’appropriant la poussière, cette proposition photographique suggère un rapport stratégique avec ce qui ne cesse de nous échapper, un regard qui s’écarte de ce qui semblerait a priori devoir être vu et qui engage une revalorisation de l’espace mental particulièrement approprié face à la complexité du monde contemporain. Se référant à l’hypertextualité permise par les nouveaux modes de communication informatique, on pourrait parler ici d’un hyperpaysage5. Détail et singularité ne se rapportant plus à une totalité déficiente deviennent, suivant cette perspective, des éléments tout aussi légitimes que ce qui est considéré comme « majeur » sous le régime unitaire de la représentation traditionnelle. Il s’agirait ici de dépasser les a priori hiérarchiques pour appréhender l’hétérogénéité fondamentale d’une territorialité réticulaire à la fois actuelle et virtuelle.
Ramenée au jardin, la conception « hyperpaysagère » latente de l’Élevage de poussière s’actualise, par exemple, dans le travail d’un paysagiste contemporain comme Gilles Clément qui remet en question les modes de composition statiques avec ses concepts de « jardin en mouvement » et de « jardin planétaire6». À l’instar de la poussière chez Duchamp et Man Ray, la petite plante vagabonde contient à elle seule, pour Clément, un monde qui ouvre l’imaginaire du jardin à de nouveaux horizons. Si en travaillant à pousser les limites du regard, le travail photographique contribue indirectement à stimuler de nouvelles voies pour le jardin, l’insaisissable complexité du jardin défie réciproquement la capture photographique. La dynamique photographie-jardin s’alimente de l’indécidable nature du paysage, toujours quelque part entre le matériel et le mental. Comme le remarquent Deleuze et Guattari, « le paysage n’est pas seulement un milieu, mais un monde déterritorialisé7». Alors que, plongés dans l’ubiquité médiatique, nous sommes confrontés à la démultiplication croissante des niveaux de réalité, dans ce jeu rhizomatique des contiguïtés imprévisibles, à la manière de l’hyperlien, un rien peut s’ouvrir sur un univers.
1 Voir, dans le même sens, le point de vue « banalytique » (Congrès ordinaire de Banalyse, 1982) développé par Yves Hélias et Jean-Yves Lallier dans « La départementale 32 ou l’esthétique d’un paysage moyen », Espaces et sociétés, no 69, Paris, 1992, p. 101-117.
2 Voir : Dorothée Imbert, The Modernist Garden in France, New Haven, Londres, Yale University Press, 1993.
3 Alain Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1997, p. 73.
4 Michel Conan, « Éloge du palimpseste », in Hypothèse pour une troisième nature, Bernard Lassus (dir.), Paris/Londres, Cercle Rivière-Dufresny / Coracle Press, 1992, p. 50.
5 La notion d’hyperpaysage a été employée par Françoise Chenet-Faugeras dans « L’invention du paysage urbain », in Romantisme, no 83, Paris, 1994, p. 34. À propos de la notion d’hyperville et de son rapport à une redéfinition potentielle du jardin, voir : Frédéric Nantois, « Pour en finir avec le jardin ? », Inter art actuel, no 69 (paysages), Québec, 1998, p. 8-11.
6 Gilles Clément, Le jardin en mouvement, de la vallée au parc André-Citroën, Paris, Sens et Tonka, 1994, et Le jardin planétaire, Paris, Albin Michel, 1999. Sur l’importance d’une exploration du regard, voir aussi du même auteur : Traité succinct de l’art involontaire, Paris, Sens et Tonka, 1997.
7 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 211.
Luc Lévesque est architecte et chargé de cours à l’École d’architecture de paysage de l’Université de Montréal où il prépare actuellement un doctorat en aménagement. Membre du comité de rédaction de la revue d’art actuel Inter, il fait également partie du collectif Arqhé ainsi que de l’atelier d’exploration urbaine Syn-. Il a antérieurement travaillé en Europe et aux États-Unis dans les bureaux des architectes Lucien Kroll, Rem Koolhaas (OMA) et Peter Eisenman.