[29 juin 2022]
Un entretien de Sophie Bertrand
Entre deux allers-retours en Ukraine où elle couvre les conséquences de la guerre amorcée le 24 février 2022, la photographe Adrienne Surprenant livre ici son expérience sur des terrains de conflit. Formée au Collège Dawson à Montréal, elle suit depuis une carrière internationale qui l’a menée du Nicaragua à la République centrafricaine, en passant par le Cameroun et le Soudan du Sud. Basée à Paris où elle vient d’intégrer l’agence MYOP1, elle évoque quelques-uns de ses projets documentaires développés autour de thèmes tels que la reconstruction post-traumatique.
Sophie Bertrand : Entre 2017 et 2021, tu as réalisé un important travail sur les conséquences du conflit en Centrafrique. En Ukraine, est-ce la première fois que tu photographies une guerre « en direct »? Quelle est la différence avec ta précédente expérience?
Adrienne Surprenant : C’est ma première guerre, mais j’avais déjà travaillé dans des zones de conflit. En Centrafrique, les affrontements étaient encore présents : les groupes armés n’étaient plus dans la capitale, mais ils persistaient dans les régions alentour. Au Soudan du Sud, il y avait aussi des hostilités, qui étaient plutôt localisées. Mais il n’y avait pas de menaces aériennes et les forces armées étaient plus équilibrées. Les risques étaient plus faciles à estimer et le danger se présentait sous forme humaine, tandis qu’en Ukraine, il est plus abstrait ; il n’y a aucun moyen de prédire un bombardement. Aussi, [l’Ukraine] est une actualité difficile, mais contrairement à d’autres sujets que j’ai couverts, où j’étais plus isolée sur le terrain, j’ai croisé beaucoup d’amis journalistes. De retour à Paris, on se retrouve pour en parler, comparativement au sujet de la Centrafrique où il y a peu de personnes avec qui partager la réalité du terrain. Il est aussi plus simple d’en discuter, car les gens posent des questions, même s’ils sont déjà informés sur les faits et les lieux, qui sont médiatisés. C’est plus facile à vivre dans un sens.
SB : Tu as documenté l’arrivée massive des réfugiés ukrainiens en Pologne, puis tu as passé la frontière pour aller au plus près des villes assiégées et de leurs habitants. Comment es-tu parvenue à représenter à la fois le visible et l’invisible de cette guerre et à rendre compte de ses conséquences?
AS : Au départ, je souhaitais seulement aller en Pologne et travailler sur le long terme, en traitant des impacts économiques sur les pays les plus pauvres, notamment la question du blé. Finalement, je me suis fait happer par la situation, l’afflux des réfugiés, le retour d’Ukrainiens venus pour combattre dans leur pays, etc. Et j’ai décidé d’aller à Lviv et d’aborder le trajet de huit à neuf heures jusqu’à la frontière polonaise. Les gens arrivaient exténués, je voulais comprendre ce que représentait ce parcours. J’ai donc suivi une famille – un jeune couple et la mère du jeune homme. C’était important de créer une relation avec eux, car, sinon, j’avais une série [de photographies] d’anonymes à différents endroits. Visuellement, je suis restée dans ce lien entre visible et invisible en racontant les périphéries de la guerre et l’impact sur les populations. Je pense avoir réussi à faire des images douces en regard de la situation. C’était important pour moi de montrer l’humanité dans le conflit. J’ai opté pour des portraits et choisi de saisir des émotions. Je pense qu’on peut aussi montrer la violence d’une situation en montrant les sentiments des gens qui la subissent.
SB : Comment décrirais-tu ta démarche photographique?
AS : J’aime prendre mon temps. Ma démarche commence par une curiosité, un sujet qui m’intrigue. J’ai un cheminement très journalistique : je choisis mes images pour l’information. Leur valeur réside dans le fait qu’elles peuvent nous amener à en apprendre plus sur un sujet : l’histoire qui vient derrière ajoute une valeur de plus pour informer. Je passe beaucoup de temps à me documenter. Cela ne transparaît pas forcément dans mes clichés, mais cela influence ma manière d’être et d’interagir sur le terrain, de mettre en contexte des éléments de culture générale. Je m’intéresse souvent à des sujets qui ne sont pas faciles à illustrer.
SB : En 2020, durant la pandémie, tu as obtenu une bourse du Fonds d’urgence COVID-19 pour les journalistes, remise par la National Geographic Society, pour montrer les ruelles de Montréal. Peux-tu nous résumer ce projet?
AS : Comme tous les Montréalais, j’ai grandi avec les ruelles. J’ai été surprise de constater comment on se les était réappropriées, d’autant plus avec la pandémie. J’ai aussi remarqué les différences dans la manière de faire face au confinement, par exemple, les francophones qui se rassemblaient davantage en extérieur que les anglophones, ou encore les différences sociales avec l’aménagement des ruelles dans les zones embourgeoisées contre l’absence de « vie de ruelle » dans les quartiers défavorisés. Ce qui m’intéressait, c’était de documenter l’humain dans l’adversité et la façon dont l’espace de la ruelle pouvait aider à traverser l’épreuve. Cela rejoint mes autres projets liés à la santé mentale, à la résilience et aux méthodes que l’on adopte pour s’en sortir.
Née en 1992, Adrienne Surprenant poursuit son travail documentaire en Ukraine tout en alternant les commandes pour la presse. Ses images ont été publiées dans The Washington Post, Time, The Guardian, Le Monde, Le Monde diplomatique ou Al Jazeera et vues au Canada, en France et en Angleterre. Réalisé en Centrafrique, le projet Un pays sans sommeil a pris la forme d’une exposition virtuelle2, en plus d’avoir été montré à Paris au début de 2022, puis, l’été de la même année, au festival Réflexivité(s), à Lourmarin, en France. http://www.adriennesurprenant.com/#0
Sophie Bertrand est photographe, auteure et muséologue. Elle a publié dans plusieurs revues dont Photosolution, L’Œil de la photographie et ESSE, en plus d’être une collaboratrice régulière de Ciel variable depuis 2018 et d’avoir participé au livre L’histoire mondiale des femmes photographes (2020). En parallèle de sa pratique photographique, elle travaille sur des projets de commissariat et d’édition autour de la photographie contemporaine et documentaire, le patrimoine et les collections photographiques. Elle prépare actuellement, en collaboration avec Jocelyne Fournel, un livre sur l’Agence Stock Photo.