Artur Żmijewski, Scénario de dissidence – Jean-Philippe Uzel

[Spring/Été 2011]


Artur Żmijewski
Scénario de dissidence

Galerie de l’UQAM, Montréal
Du 22 octobre au 20 novembre 2010

L’art et la politique sont deux activités humaines d’une grande complexité qui ont pris des formes extrêmement variées au cours des siècles en fonction des diffé­rents régimes politiques et des différents statuts accordés aux arts et aux artistes. Leur mise en relation, sous la forme d’un art politique, d’une esthétisation de la politique, d’une politique des arts, d’un engagement public des artistes, etc., ne fait qu’augmenter cette complexité originelle et devrait nous inviter à mille précautions avant d’aborder la problé­matique art et politique. On s’aperçoit, en fait, qu’il n’en est rien et qu’il existe aujourd’hui un large consensus sur la façon d’articuler ces deux termes. L’artiste contemporain se doit en effet de produire un art critique et utopique. Critique car il doit dénoncer les mécanismes d’oppression et de domination du monde actuel, et utopique car cette critique doit pointer vers une communauté politique réconciliée dans laquelle les relations hu­maines s’établiraient sur une base égalitaire et fraternelle. Tout l’intérêt du travail vidéographique de l’artiste polonais Artur Zmijewski consiste précisément à faire sauter en éclats ce consensus, par sa vision très crue (réaliste, diront certains) de la politique et par la façon, à la fois distante et voyeuriste, poétique et cruelle, dont il dévoile cette crudité. Le fait que cet artiste, né en 1966, ait vécu toute sa jeunesse dans un régime totalitaire est loin d’être étranger à cette vision à la fois désillusionnée et décomplexée avec laquelle il aborde la politique.

L’exposition de la Galerie de l’UQAM pré­sente une série de films vidéographi­ques de la dernière décennie qui met en évidence la grande variété de jeux de langage qu’Artur Zmijewski élabore à l’aide de sa caméra. Si la vidéo représente pour lui la forme d’expression politique par excellence, c’est précisément parce qu’il met son autonomie au service d’une multitude de discours : « L’instrumentalisation de l’au­­tonomie permet d’utiliser l’art au ser­­­vice de toutes sortes de choses […]. Le film est une façon d’intervenir, de lutter pour quelque chose, d’informer, d’éduquer, de mettre à jour les connaissances, de racon­ter des contes de fées, de persuader, de mettre en évidence des problèmes, des moments critiques, etc.1 » Les commissaires de l’exposition Scénarios de dissidence, Véronique Leblanc et Louise Déry, ont eu la bonne idée de penser la mise en espace des films en fonction de ces différents types de discours. Au cœur du dispositif, on trouve l’impressionnante installation Democracies (2009) qui oc­cupe toute la grande salle de la galerie. Dix projections murales côte à côte présentent en boucle une vingtaine de manifestations publiques de toutes obédiences politiques : une manifestation contre l’otan, un défilé d’intégristes catholi-ques en Pologne, les funérailles du leader autrichien d’extrême-droite Jörg Haider, un défilé du 1er mai à Berlin, le reenactement de la libération de Varsovie en 1940, une parade de loyalistes à Belfast, etc.

Tous ces événements sont filmés avec distance documentaire, l’artiste se contentant de capter la réalité à la manière d’un reporter. C’est la juxtaposition de ces projections dans l’espace de la galerie qui leur font subir un traitement artistique : la contamination des images n’a d’égale que celle des bandes-son dans lesquelles les harangues des tribuns, les cris des ma­nifestants, la musique des fanfares, les sifflets créent un tohu-bohu indescriptible. Le tout possède pourtant une efficacité esthétique et politique réelle. À travers ces différentes manifestations, l’artiste fait en effet la démonstration que la rue, comme espace public, est loin d’être cette agora idyllique décrite par certains, mais plutôt un lieu d’expression cacophonique où les opinions les plus diverses se côtoient sans jamais communiquer entre elles. C’est à cette vision « radicale » de la démocratie que les commissaires ont voulu faire écho en invitant les visiteurs à écrire sur un des murs de la galerie leur réponse à une question de Zmijewski : « L’art contemporain a-t-il un impact réel ? A-t-il une effec­tivité po­litique ?2 ». À la fin de l’expo­­sition les réponses, allant du graffiti obscène au texte philosophique en passant par le slogan politique, constituaient un tohu-bohu visuel édifiant.

Les autres films de l’exposition sont répartis dans les espaces de la galerie en fonction du rôle plus ou moins grand que l’artiste y tient. De l’intervention la plus minimale,lorsqu’il laisse un extrémiste israélien présenter à la caméra sa vision radicale du Proche-Orient (Itzik, 2003), à l’intervention la plus grande, lorsqu’il intervient lui-même dans la scène pour convaincre un rescapé d’Auschwitz de se faire tatouer de nouveau son matricule de détenu (80064, 2004). Entre les deux, on trouve des films dans lesquels Zmijewski crée un contexte expérimental auquel participent des volontaires. À l’instar de Repetition, présenté pour la première fois à la Biennale de Venise en 2005, qui reproduit l’expérience de la Stanford Prison Experiment dans laquelle des individus acceptent d’être immergés pendant plusieurs jours dans un univers carcéral en jouant le rôle de gardien ou de prisonnier. L’expérience, filmée en totalité, a dû être interrompue après quelques jours, les gardiens « s’étant pris au jeu » en laissant libre cours à leurs instincts sadiques. Démonstration par la preuve que l’être humain est bien un « animal politique », souvent pour le pire (la violence et la cruauté) et rarement pour le meilleur (l’égalité et la fraternité).

1 Artur Zmijewski, «Applied Social Arts», Krytyka Polityczna, no 11-12, 2007, www.krytykapolityczna.pl/English/Applied-Social-Arts/menu-id-113.html2 Ibid.

Jean-Philippe Uzel est professeur d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal depuis 1999. Il s’intéresse aux rapports entre l’art et la société au sein de la modernité esthétique. Il a publié plusieurs articles sur des artistes contemporains canadiens et québécois (Ken Lum, Raphaëlle de Groot, Brian Jungen, Pascal Grandmaison, Michel de Broin, etc.) et internationaux (Thomas Hirschhorn, Willie Cole, Gianni Motti, etc.).

 
Acheter cet article