Bertrand Carrière – Sandra Fillion

[Hiver 2012]


Bertrand Carrière
Musée régional de Rimouski, Jardins de Métis
Du 19 juin au 2 octobre 2011

La Gaspésie telle que captée par Bertrand Carrière dans l’exposition Après Strand donne à voir un territoire qui a conservé de sa rudesse, de son authenticité, tant par le choix des sujets que des lieux pho­tographiés. Ici, peu de références à la Gaspésie actuelle, touristique et chauvine : on y retrouve plutôt des bords de mer délaissés, une architecture vernaculaire, âpres beautés dont les traits semblent façonnés par le climat, autant d’images qu’on pourrait accuser de remettre à jour la bonne vieille rengaine du misérabilisme… Ce serait pourtant une lecture erronée du travail de Carrière. Car en chaussant les bottes du maître de la « Straight Photography », Carrière en a lui-même pris des leçons, bousculé dans ses habitudes.

Bien que la Gaspésie traversée en 1929 et en 1936 par Paul Strand ne soit plus exactement la même, les images de Carrière portent les traces sinon la contamination d’une certaine attitude strandienne face au réel. Objectivité, vision très frontale, sujet centré, regard sans détour ni artifice. Alors que Strand se surprend à délaisser un certain formalisme afin de saisir le paysage pour lui-même lors de son premier voyage en 1929, il racontera dans ses écrits que son second voyage dans la péninsule, en 1936, lui a appris à pratiquer le portrait, à intégrer l’homme dans le paysage. Inspiré par ces deux séjours en sol gaspésien, l’œuvre de Strand a glissé vers l’humanisme qu’on lui attribuera par la suite, au cours de ses nombreux voyages de par le monde.

Chez Carrière, le charme typiquement gaspésien a opéré autrement. Parallèlement à une œuvre toute personnelle, intimiste, qui l’a fait connaître en début de parcours (Voyage à domicile, Signes de jour, Les images-temps) jusqu’à tout récemment avec le projet Le Capteur présenté à la galerie [Séquence], à Chicoutimi, Carrière suit depuis déjà plusieurs années les traces que l’histoire laisse dans le paysage. Alors que sa libre relecture de Strand en Gaspésie paraît dériver en droite ligne de ses projets précédents – que ce soit avec la série Lieux mêmes ou Ce qui demeure, qui s’attardaient à la mémoire des lieux, en France et en Belgique, où se sont déroulés les combats de la Première Guerre mondiale – Après Strand nous transporte à un autre niveau, selon Franck Michel, commissaire de l’exposition. « Non seulement il s’agit de la première fois qu’il expose des portraits dans son travail non commercial, mais en retournant sur les traces de Strand, Carrière nous permet également de mettre à jour une vingtaine d’images du photographe américain qui n’ont pratiquement jamais été montrées au Québec, même si elles sont conservées à la Bibliothèque nationale du Canada. Il y a donc toute une portée patrimoniale dans ce projet, autant au niveau historique que social. »

Sans reproduire sciemment les mêmes images que Strand (sauf cinq, presque à l’identique), Carrière a donc emprunté la route 132 comme autrefois Strand avait pris la route 6, conseillé par son mentor, Alfred Stieglitz, qui avait sillonné la Gaspésie avec Georgia O’Keeffe dans les années 1920. Muni d’une Mamiya 7 (Strand avait utilisé une Graflex 4 X 5 po) et de plusieurs rouleaux de pellicule argentique couleur, Carrière entreprend donc, à l’été 2010, un voyage de six semaines dans la péninsule où il prendra le temps de se laisser inspirer par le parcours de Strand sur le littoral gaspésien, rencontrant des gens, discutant avec eux, cherchant, plus de soixante ans plus tard, les descendants des sujets photographiés par Strand (de fait, il trouvera l’un des descendants du pêcheur Hilaire Cotton, photographié par Strand). De fil en aiguille s’instaure une nouvelle façon de travailler chez Carrière, où par imitation des méthodes de travail de Strand, le photographe se tient à l’écoute et photographie ses sujets de façon frontale, dans une posture se rapprochant de celle du photojournaliste.

Sans chauvinisme ni complaisance, Carrière présente sur les murs du Musée régional de Rimouski une Gaspésie aux contours durs, sans fard, alors que les douze images qui constituent la seconde partie de l’exposition, accrochées dans le hall de la Villa Estevan des Jardins de Métis, sont plus accessibles, moins critiques vu la vocation touristique des lieux. Croix de chemin, artisans, groupe d’adolescents, patrimoine local dégradé, vieillards sur la galerie et artistes amateurs devant leur œuvre, l’imagerie de Carrière découle d’un travail très personnel, qui se tisse lentement, au fil des rencontres. Et c’est parce qu’on y sent le respect et l’implication du photographe qu’on ressort de ce parcours avec la nette impression d’être entré dans les pas de l’artiste en mission photographique intimiste.

Note : L’exposition s’est déplacée au centre vu à Québec du 14 octobre au 13 novembre 2011 et sera à la maison de la culture Frontenac à Montréal, du 18 octobre au 25 novembre 2012. Un catalogue de l’exposition, réunissant des textes de Bernard Lamarche, de Franck Michel et d’Alexander Reford est également édité par le Musée régional de Rimouski.

 
Sandra Fillion vit et travaille à Rimouski depuis près d’une dizaine d’années. Après avoir dirigé le journal indépendant Le Mouton noir de 2003 à 2006, elle cumule différentes expériences liées au milieu du documentaire, tant comme recherchiste que scénariste. Auteure du livre d’artiste Miroitements : désirs et réalités du travail, en collaboration avec Steve Leroux (éditions vu, 2006), elle est journaliste pigiste pour diverses publications liées à la culture.

 
Acheter cet article