Carcasse, de Normand Rajotte – Sophie Bertrand

[21 mars 2023]

Par Sophie Bertrand

Il y a quelques semaines, lors d’une promenade dominicale dans un parc de Lanaudière, notre œil fut attiré par une masse en relief reposant non loin du sentier emprunté. Le corps de l’animal, pourtant à quelques mètres, se fondait littéralement dans le paysage hivernal, tel un roc entre les troncs enchevêtrés et les arbres résistant humblement au passage des saisons. Les taches rouges disséminées sur la neige poudreuse nous confirmèrent que l’assaut était récent. Après avoir brièvement spéculé sur le responsable de cette attaque, nous laissâmes là la fraîche dépouille du cerf désormais livrée en offrande à la nature. Notre expérience s’apparente à celle dont rendent compte les images de Normand Rajotte.

Normand Rajotte, Carcasse, Montreuil-sur-Brèche, Diaphane éditions, New Richmond, éditions Escuminac, 2022, 136 p., 43 photographies couleur, 35 noir et blanc

Dans son dernier livre Carcasse, le photographe nous dévoile les secrets forestiers de la vie après la mort, ou plutôt de la mort après la vie. À ce titre, il s’est intéressé au rituel post-mortem, une fois le corps de la bête abandonné par un prédateur repu. L’ouvrage offre un long plan séquence, composé d’environ quatre-vingts photographies couleur et noir et blanc (infrarouge). Les images adoptent souvent le même point de vue, le même cadrage, à quelques variantes près. La scène présente le cadavre d’un animal gisant au milieu d’un boisé. Dans un premier temps, alors recouverte d’un linceul de neige, seule sa silhouette se distingue. Puis, progressivement, la fonte nous permet de l’identifier : un cerf de Virginie, victime d’une fatale rencontre avec un coyote, comme le précise le photographe dans son épilogue. S’ensuit un cortège animalier où volatiles charognards – grands corbeaux et rapaces –, cerfs, coyotes, ours noirs et loups s’invitent spontanément aux festivités mortuaires, surgissant dans le cadre, de jour comme de nuit. Adeptes du hors champ ou indifférents à la mise au point programmée, certains semblent intéressés par la carcasse même tandis que d’autres passent leur chemin, tel le lièvre d’Amérique, visiteur régulier du site qui parade devant la caméra au gré de ses mues saisonnières. Bien que le photographe apparaisse lui aussi sporadiquement dans les images, il préfère s’éclipser durant la prise de vue : il scrute ainsi à sa manière les coulisses de cette forêt qu’il connaît si bien et la circulation de la faune diurne et nocturne, habituellement discrète, captée seulement par des appareils de surveillance installés de façon permanente.

Pour mener à bien ce projet, Normand Rajotte « a fait le guet » durant onze mois dans le boisé proche de chez lui. Deux caméras de chasse postées en camouflage prennent ici la fonction d’un judas de porte et deviennent des outils de contemplation du cycle animal1. Une fois les réglages en place, le photographe quitte son poste pour laisser la nature faire son œuvre. Si le titre sans équivoque sous-tend le processus de décomposition organique vers l’apparition de la charpente osseuse, c’est toutefois au-delà de l’étude scientifique que se situe cet ouvrage. Appuyées par le séquençage photographique, les visites répétées autour de la dépouille rappellent la cérémonie de la veillée funèbre. Successivement, le corps est un carrefour de rencontres, un repère temporel, un vestige, puis il disparaît jusqu’à n’être plus qu’un souvenir. Enfin, la nature reprend ses droits et réoccupe l’espace une fois libéré des derniers ossements.

Depuis plus de vingt ans, l’artiste basé à Montréal a établi sa seconde résidence dans la région de Mont-Mégantic au Québec où cette mise en récit a été réalisée. Sa pratique photographique est aujourd’hui principalement tournée vers un inventaire de sa relation évolutive avec ce bout de territoire, la forêt étant son terrain d’inspiration, d’introspection, sa matière à créer. Il y conçoit la plupart de ses corpus, même s’il lui arrive d’être infidèle et de délaisser son boisé pour quelques semaines sur invitation d’aller explorer d’autres paysages. Toujours conscient de la non-exhaustivité du processus de représentation, il tente à chacune de ses séries de traduire, grâce au lien pérenne et profond qu’il entretient avec cet espace proche de chez lui, les différents langages visuels que lui offre son sujet. Dans cette proposition narrative, Normand Rajotte a choisi volontairement, cette fois-ci, de ne pas être présent pour documenter le réel, mais de le filmer en son absence, afin de ne pas parasiter les rituels de ce territoire qu’il affectionne, et permettre à celui-ci de livrer quelques-uns de ses secrets.

Le projet Carcasse a été présenté en 2018 sous la forme d’une installation in situ dans le parc de sculptures du Mouvement Essarts à Saint-Pie-de-Guire, au Québec. L’ouvrage publié dans un format modeste offre ainsi une alternative intimiste et une expérience de lecture à la fois cinématographique et folioscopique – technique du flip book –, sans toutefois rendre le sujet animé.

1 C’est un processus similaire d’observation et d’enregistrement d’images qu’a suivi Éliane Excoffier pour son projet Nightlife au mont Pinacle. Voir Yannick Marcoux, « La nuit retrouvée du vivant », Ciel variable, no 122, p. 12–21, https://cielvariable.ca/numeros/ciel-variable-122-rondes-de-nuit/eliane-excoffier-nightlife-au-mont-pinacle-yannick-marcoux-la-nuit-retrouvee-du-vivant/

Photographe, critique et commissaire indépendante, Sophie Bertrand est une collaboratrice régulière de Ciel variable depuis 2018. Ses textes ont également été publiés dans Photosolution, ESSE, Ricochet et L’Œil de la photographie, ainsi que dans le livre Une histoire mondiale des femmes photographes. Titulaire d’une maîtrise en muséologie, elle oriente sa recherche sur la photographie contemporaine et documentaire, ainsi que sur le patrimoine et les collections photographiques.